Chronique

Le monde d’Orwell

À quelle célébrité ressemblez-vous ? Quel personnage d’une œuvre d’art célèbre est votre sosie ? De quoi auriez-vous l’air si vous étiez du sexe opposé ? On connaît ce genre d’application populaire qui circule sur les réseaux sociaux. On voit un « ami » Facebook, puis deux, puis douze, se prêter au jeu et l’on est tenté, nous aussi, de voir si l’on a les traits assez fins pour se composer un joli visage féminin (je connais la réponse sans avoir à la vérifier : c’est non).

Ces jeux sympathiques ne sont pas sans conséquence. Ces applications gratuites ont un coût, qui est le même que celui des réseaux sociaux (tout aussi gratuits). On y accède en échange de la divulgation de données personnelles qui peuvent sembler anodines – on ne parle pas de compte bancaire ni de numéro d’assurance sociale –, mais qui, accumulées et colligées, finissent par brosser un portrait de consommateur assez précis.

Les historiques de recherche et les « cookies » sur le web en révèlent beaucoup sur nos habitudes, nos goûts et nos centres d’intérêt. Ce sont des mines d’or pour les annonceurs. C’est agréable de recevoir des souhaits à son anniversaire, mais c’est aussi une information que l’on cède. Il ne faut pas s’étonner, ensuite, de se faire offrir sur Facebook un t-shirt sur lequel est inscrit « Les Capricorne ont plus de fun » ou « Fier d’être né un 4 juillet ».

Montre-moi ce que tu consommes, dis-moi ce que tu « likes », et je devinerai qui tu es… Le succès phénoménal de Facebook et de Google auprès des annonceurs tient principalement à cette précision dans la façon de cibler des clients potentiels.

On s’en doutait : toutes les applications que l’on télécharge sont moins « inoffensives » qu’il y paraît au premier coup d’œil. Non seulement elles enrichissent les banques de données de différentes entreprises (notamment publicitaires) grâce à l’information que nous révélons en toute connaissance de cause, mais aussi elles le font de manière plus pernicieuse.

La semaine dernière, pendant la mise à jour de différentes applications sur mon téléphone intelligent, on m’a demandé si je permettais à Twitter l’accès au microphone de mon cellulaire. Au micro ? Pour qu’on puisse épier mes conversations ?

Citer George Orwell ou comparer 2018 à 1984 est aujourd’hui un lieu commun. Mais à bien des égards, ce n’est pas exagéré… Parce que l’on accepte souvent machinalement les conditions d’accès aux applications, on peut avoir consenti sans s’en rendre compte à ce que des entreprises aient accès à nos contacts, à nos photos et à nos vidéos, voire au micro ou à la caméra de notre ordinateur, de notre tablette ou de notre téléphone intelligent.

Bref, on peut être enregistré, photographié ou filmé plus ou moins à notre insu par nos appareils électroniques. Nos discussions autour de la machine à café du bureau, ce que nous écoutons à la radio dans l’auto ou regardons à la télévision à la maison, tout ça peut être analysé et décrypté.

L’entreprise américaine Alphonso a récemment mis au point un logiciel qui, par l’entremise d’applications et de jeux, permet de recueillir des données personnelles d’utilisateurs à travers la caméra ou le micro de leur téléphone intelligent. La publicité de voyage à Hawaii qui est apparue par hasard sur votre Facebook au lendemain d’une discussion avec votre belle-sœur sur un voyage projeté à Hawaii ? Ce n’était peut-être pas une coïncidence.

Et quid de la vie privée ? Est-ce que tout ça est légal ? Dans quelle mesure notre consentement à ces applications est-il libre et éclairé ? Et jusqu’où s’étend-il ?

Récemment, Éloïse Gratton, une avocate spécialisée dans les questions de droit à la vie privée, a refusé de télécharger une application qui exigeait un accès au clavier de son téléphone intelligent. « Le problème avec les applications, dit-elle, c’est qu’il y a rarement des détails précis dans les modalités et les politiques liées à la vie privée. Est-ce que l’on demande un accès au clavier seulement pour l’application ? Et à quelles fins ? On ne nous dit pas ce que l’on va faire avec l’information que l’on recueille. »

Le consentement aux modalités d’une application, même s’il est considéré comme libre et éclairé, ne soustrait pas pour autant en droit québécois une entreprise à son obligation d’être raisonnable ou de ne pas s’adonner à des pratiques abusives. « Une entreprise n’est pas censée recueillir des renseignements dont elle n’a pas besoin, indique Me Gratton. Mais peut-elle faire valoir qu’elle en a besoin pour des motifs publicitaires ? »

Entre le principe juridique et son interprétation la plus large, disons qu’il y a amplement moyen d’étirer l’élastique. En ces matières, un flou juridique subsiste. Mieux vaut se méfier, sans sombrer dans la paranoïa.

Chez moi, les caméras des ordinateurs sont obstruées par un bout de sparadrap. Ce n’était pas mon idée, et j’avoue que j’ai trouvé la mesure extrême. J’ai changé d’avis depuis que j’ai appris qu’Edward Snowden, l’ancien crack de la NSA, et James Comey, l’ancien directeur du FBI, l’avaient fait eux aussi. « J’espère aussi que les gens verrouillent la porte de leur voiture… et celle de leur maison », a déclaré James Comey.

Tout ce que l’on publie sur l’internet est conservé d’une manière ou d’une autre. Rien ne s’efface ni ne se perd. On consent, sans le savoir, à ce que des entreprises nous espionnent. Ni plus ni moins. Nos téléphones peuvent être géolocalisés à tout moment, nos informations personnelles sont disponibles en un clic de souris, nos inclinations pour tel produit, tel artiste, tel parti politique ont été analysées par des logiciels ultraperformants d’intelligence artificielle.

Le comble ? Cela ne semble pas nous déranger outre mesure. Combien d’« amis » Facebook avez-vous perdus à la suite du récent scandale de Cambridge Analytica ? C’est bien ce que je pensais… Voilà qui témoigne, de manière éloquente, de notre indifférence à l’invasion de notre vie privée à l’ère numérique. À vrai dire, plus on y pense, et moins le monde imaginé par Orwell semble fictif.

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