Chronique

Au Café de Da

Lorsqu’elle entend parler de la francisation au Québec comme d’un échec, la romancière Yara El-Ghadban ne peut s’empêcher de rire. « Je ris toujours parce que je suis un produit des classes d’accueil ! Les gens qui me parlent pensent que je suis née francophone. Mais non ! Je suis arrivée à 13 ans. Je ne parlais pas un mot de français. »

D’origine palestinienne, Yara El-Ghadban est arrivée à Montréal avec sa famille en 1989 après un long parcours qui l’a fait passer par Dubaï, Buenos Aires, Beyrouth, Sanaa et Londres. Trente ans plus tard, la fille qui ne parlait pas un seul mot de français à son arrivée à Montréal travaille et crée dans cette langue. Anthropologue et ethnomusicologue, elle est l’auteure de deux romans chez Mémoire d’encrier (L’ombre de l’olivier et Le parfum de Nour), et a remporté le prix Victor-Martyn-Lynch-Staunton du Conseil des arts du Canada pour ses réalisations exceptionnelles. Elle est aussi la présidente de l’Espace de la diversité, un organisme qui met en dialogue les communautés de diverses cultures par le truchement de la littérature.

Je vous parle de Yara El-Ghadban parce qu’elle est l’une des artisanes d’un très beau projet de francisation qui a mené à la publication du recueil Récits du cœur – Carnets de migration à Montréal, lancé récemment au Café de Da, le café de la bibliothèque d’Ahuntsic, nommé en l’honneur de la grand-mère de Dany Laferrière, immortel citoyen de l’arrondissement.

L’histoire de ce projet est celle d’un fil tissé avec finesse pour relier deux solitudes.

Constatant qu’au-delà des services offerts aux immigrants, les espaces réels de rencontre entre les nouveaux arrivants et la société d’accueil se faisaient rares, on a voulu provoquer la rencontre en différé, en faisant appel au pouvoir des mots.

Donner la parole à des Montréalais d’adoption, les amener à se raconter dans leurs propres mots à travers des ateliers d’écriture et en tirer un recueil qui pourrait être lu par des Québécois nés ici. C’était donc la mission confiée à Yara El-Ghadban par Sylvie Payette, bibliothécaire de liaison au Café de Da, qui a coordonné ce projet de soutien à la francisation, en collaboration avec l’organisme Concertation-Femme et le Carrefour d’aide aux nouveaux arrivants.

La mission était aussi délicate qu’ardue. Car l’écrivaine s’est retrouvée face à des gens qui avaient dû enfouir leur vie dans une valise et traversaient des épreuves parfois très difficiles. Une Haïtienne qui avait vu sa demande d’asile refusée. Plusieurs Syriennes qui avaient fui la guerre. Un Vénézuélien qui se sentait pris dans un labyrinthe, assailli par le doute. Des gens qui, pour la plupart, ont vécu un déclassement professionnel et ont perdu tous leurs repères. Certains qui venaient tout juste d’arriver au pays… Comment leur demander d’écrire sur une histoire qui est à la fois tellement proche et, dans certains cas, tellement douloureuse ?

Trop souvent, lorsqu’il est question d’immigration, on a tendance à mettre de l’avant deux types d’histoires, me faisait remarquer Yara El-Ghadban. Soit des histoires de réussites dont on s’enorgueillit – « Ils ont épousé le Québec, vécurent heureux et furent à jamais reconnaissants ». Soit des histoires d’échecs qui relancent l’éternel débat sur nos capacités d’accueil – « Ils ne se sont pas intégrés et vécurent malheureux ».

Le portrait réel est plus nuancé. « La vérité, c’est que les gens sont toujours en train de vivre des expériences très complexes qui ont du positif et du négatif. Et les gens évoluent dans leur vie. Il y a des hauts et des bas. » Comme dans toute vie…

Lors du premier atelier, pour briser la glace, l’écrivaine a parlé avec honnêteté de son propre parcours en n’essayant pas d’en cacher les parts d’ombre. Son sentiment de solitude des premiers temps. Comment c’était pour elle d’arriver ici à 13 ans, un mois avant son anniversaire, et de n’avoir aucun ami à inviter à sa fête. « Ça a l’air stupide, mais quand tu as 13 ans, c’est important ! »

Elle leur a parlé de la difficulté de se retrouver à l’école ordinaire, après la classe d’accueil, alors qu’elle ne maîtrisait pas tout à fait la langue. Elle leur a parlé du doute et des tensions qu’entraîne le défi de l’immigration dans une famille. « Il y a des familles qui se détruisent et ne peuvent pas surmonter ces obstacles… »

Bref, elle leur a dit tout ce qu’ils n’auraient sans doute pas osé dire et encore moins écrire, de peur d’être vus comme de « mauvais » immigrés. « On a beaucoup pleuré au premier cours. Les gens me regardaient… Et c’est comme si je leur donnais la permission de dire : oui, c’est difficile. »

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Oui, c’est difficile, se dit-on en lisant ces Récits du cœur. Mais ce n’est pas que ça. Les histoires recueillies dans ces carnets de migration parlent tour à tour de nostalgie, de reconnaissance pour la société d’accueil, de l’odeur du jasmin qui parfume la mémoire des Syriennes comme celle des Haïtiennes, de deuil, de doutes, de souvenirs heureux, d’amours qui naissent et qui meurent, de rêves et d’espoirs retrouvés.

Hala Alkhoury, qui a quitté la Syrie en 2013, évoque avec nostalgie les goûts et les odeurs de Safita, son village natal. « Quand j’étais petite, j’aimais beaucoup les figues, surtout celles, sucrées et succulentes, qui goûtaient le miel. » Elle ne vit pas dans le passé pour autant. Professeure de sciences dans son pays, la femme de 51 ans poursuit son apprentissage du français et a suivi une formation en services de garde pour pouvoir travailler ici.

Wafaa Abou Assi, originaire du Golan, chassée deux fois de chez elle à cause de la guerre, parle de la paix qui console des pires hivers. « Peu importe au fond le froid, ce paysage est aussi celui qui a protégé mes enfants. » La pharmacienne de 56 ans se demande combien de temps il lui faudra pour ne plus se sentir étrangère à Montréal. « Dans cinquante ans, peut-être, deviendras-tu ma ville et me sentirai-je de nouveau chez moi ? »

Nathalie Rafei, intervenante au Carrefour d’aide aux nouveaux arrivants, qui a aussi collaboré aux ateliers d’écriture, constate que l’exercice a eu quelque chose de thérapeutique pour les participantes (le féminin inclut ici le masculin, car 20 femmes et un homme ont mené à terme le projet). Cela a permis de créer « un espace qui nous ramène à notre humanité », souligne-t-elle.

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J’ai retrouvé Hala, Wafaa, Nathalie et les artisanes de ce projet au Café de Da. C’est là qu’a eu lieu le lancement du recueil. Devant les élus et un parterre d’invités émus, les auteures du recueil se sont avancées au micro pour en lire des extraits. Un musicien a joué de l’oud. Maysoun Faouri, directrice de Concertation-Femme, qui vit à Montréal depuis 28 ans, a eu des frissons en entendant une chanson lui rappelant ses 12 ans, en Syrie.

D’ordinaire, Maysoun ne cultive pas la nostalgie, elle qui a décidé il y a longtemps de « brûler son bateau de retour », comme elle dit, pour bien s’intégrer au Québec. « Pour nous, les immigrants de vieille date, c’est comme si la nostalgie s’enfuit bien loin. Mais quand on entend la musique de notre enfance, ça remonte à la surface. On commence à se rappeler. J’adorais cette chanson. Et voilà que 47 ans plus tard, au Café de Da, j’entends cette musique de nouveau. Pour moi, c’était très touchant… » Elle aura eu beau brûler son bateau de retour, des souvenirs lointains revenaient vers elle à la nage.

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La beauté de ces Récits du cœur, c’est qu’ils nous sortent de la vision utilitariste de l’immigration et de l’intégration. « On parle beaucoup d’inclusion et de diversité ces jours-ci avec le gouvernement. C’est dans une perspective extrêmement économiste », constate Yara El-Ghadban.

Ce faisant, on a tendance à négliger l’essentiel, qui ne se mesure pas : la dimension humaine. « Ce n’est pas financier ni mesurable parce que c’est justement beaucoup plus profond et beaucoup plus important. »

Ce que les auteures réunies au Café de Da nous rappellent de façon émouvante, c’est qu’elles ne sont pas des « problèmes » à résoudre. Elles sont d’abord et avant tout des êtres humains. Parfois nostalgiques, toujours reconnaissantes, avec des rêves pareils aux nôtres, même lorsqu’ils sentent le jasmin.

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