« Tu te fais juger au moindre écart »

Le comédien et animateur Jasmin Roy a été frappé par la façon inquiétante dont les filles se parlent entre elles, se traitant de « pute », « bitch », « salope ». Un langage violent qu’elles banalisent et utilisent en signe d’affection ou pour s’intimider. La Presse l’a rencontré. Il nous parle de son livre #Bitch : les filles et la violence.

Pourquoi les filles banalisent-elles ces mots, « pute » et « salope » ?

Elles ne comprennent pas les conséquences de l’utilisation de ces mots, qu’elles utilisent dans leur quotidien très librement. C’est troublant. Tu es ma pute quand je t’aime et tu es aussi ma pute quand je te déteste. Les règles ne sont pas claires et c’est sournois. Tu ne vois pas ça chez les garçons. Ils utilisent beaucoup des mots comme « moumoune », ou du langage homophobe comme « fif » pour se rabaisser. J’ai pris un coup de vieux car, à mon époque [il a 50 ans], jamais on n’aurait pensé à ces mots. C’était plutôt « guidoune » ou « bouboule ». Les filles sont beaucoup dans l’apparence et dans la réputation, mais cette banalisation du langage, pour moi, touche aux valeurs d’équité et d’égalité des sexes. Surtout, cette violence verbale cache un malaise plus profond.

Quel est ce malaise ?

Il cache plusieurs problématiques qui sont associées à la violence, violence physique, violence faite au corps par l’automutilation, violence dans les relations amoureuses et amicales, le manque d’estime de soi, le besoin de faire partie d’un groupe et d’appartenir à un clan. Les filles qui sont dans un clan sont davantage portées à être violentes ou à intimider les autres. Les filles, entre elles, s’aiment sous condition : il faut que tu sois gentille, mais pas trop, tu peux être grosse, mais pas trop, tu peux être pute, mais pas trop, tu peux être belle, mais pas trop. Il n’y a rien de pire qu’une fille dans une école qui manifeste son assurance : on va dire qu’elle se trouve trop bonne et elle sera repoussée à cause de ça. Sur le plan de la sexualité aussi, il y a des limites, tu peux être active sexuellement, mais pas trop, sinon tu perds des amies.

Les filles sont-elles très dures entre elles ?

Oui, il y a une grande pression sociale entre filles et tu te fais juger au moindre écart. Par exemple, tu es une fille de 15 ans, tu changes de chum une fois, deux fois et trois fois, et là tu te fais traiter de salope par les autres filles. Alors tu gardes ton chum même si c’est une relation dysfonctionnelle, de peur de te faire traiter de tous les noms et d’être rejetée ! On est toujours dans les limites, dans le doute, et les filles marchent sur des œufs. J’ai vu des choses dans les écoles et je n’y croyais pas ! J’ai vu des jeunes filles au primaire qui refusent de manger une collation parce qu’elles ne veulent pas grossir. Pour elles, il n’y a rien de pire que de se faire traiter de grosse.

L’ennui des filles à l’école peut-il entraîner la violence ?

Oui. Les études démontrent que plus les filles s’ennuient à l’école, plus elles ont tendance à être violentes et à se moquer des autres filles pour passer le temps. Il faut les stimuler et les encadrer. Au lieu de participer à des activités qui sont proposées à l’école, elles s’assoient ensemble et passent des commentaires méchants sur les autres filles et se moquent d’elles. Il y a l’ennui et il y a aussi l’appartenance à un groupe qui donne un sentiment de sécurité, mais qui entraîne des comportements violents. Quand on regarde les études, il y a une augmentation des troubles alimentaires, de l’automutilation chez des filles qui sont anxieuses. Il y a aussi une croissance de la violence dans les relations amoureuses dans les groupes de 15 à 25 ans qui est alarmante.

Vous parlez de crise de transmission du savoir et des valeurs.

Je suis plutôt du genre à dire : c’est la faute de tout le monde. Maintenant, comme société, qu’est-ce qu’on fait ? Je ne veux pas culpabiliser qui que ce soit… Cependant, la transmission du savoir-être d’une génération à l’autre se fait difficilement chez les jeunes filles et les femmes aujourd’hui. À une certaine époque, la mère transmettait son savoir à ses filles à la maison. Depuis, tout a changé, pour le mieux évidemment, et cette responsabilité repose sur les deux parents. Peut-être faut-il se poser des questions sur une nouvelle façon d’informer les jeunes ? Les femmes ont mis beaucoup d’énergie à acquérir leurs droits, elles ont désormais des carrières et sont sorties des cuisines et des foyers, mais comment rattrape-t-on les morceaux échappés en route ? Quels modèles les mères et les pères sont-ils pour leurs filles ? Est-ce qu’on prend le temps d’expliquer les choses à ses enfants ? Quand on voit des mères qui ne veulent pas vieillir, qui s’habillent comme leurs filles, qui sont toujours au régime… tout ça a un impact. Ça prend une volonté collective de changer les choses.

Dans vos pistes de réflexion, vous proposez qu’on enseigne l’histoire du droit des femmes.

Il y a un vrai clivage générationnel, car les jeunes filles ne savent pas d’où elles viennent et ne connaissent rien à l’histoire du droit des femmes. Le Conseil du statut de la femme le dit aussi : il faut intégrer dans l’intention pédagogique l’histoire du droit des femmes. Il faut réintégrer le cours de sexualité, mais aussi parler des relations hommes-femmes. Le fait d’éduquer les jeunes, filles et garçons, sur le droit des femmes et sur les combats qu’elles ont menés pour acquérir leurs droits, ça va aider, c’est certain.

Le féminisme est-il mal vu chez les adolescentes ?

C’est vu comme quelque chose de négatif chez les jeunes filles. On entend dire chez les filles que « les féministes étaient contre les hommes et nous ne sommes pas contre eux ». Les jeunes filles associent encore les féministes à des militantes radicales qui font la guerre aux hommes et qui sont d’un autre temps. Il faut leur faire comprendre que lorsqu’elles font valoir leurs droits ou refusent de se faire traiter de salope, elles sont féministes, et que les hommes aussi doivent défendre l’égalité des sexes.

Le respect et le civisme ne sont plus des valeurs qui sont d’actualité, selon vous.

Quand on voit des comportements dans notre société qui sont dénués d’intelligence et qui sont violents socialement, que ce soit sur les réseaux sociaux ou ailleurs, on peut s’interroger… Il faut changer les rapports humains, on en est rendu là. Si tu décides de traiter de vieille vache quelqu’un sans aucune raison, et ce, devant ta fille, il y a un problème. Il faut avoir des adultes responsables et des modèles positifs. Il faut mieux vivre ensemble. L’approche socioémotionnelle, j’y crois : comment gérer ses émotions et les conflits, comment manifester son mécontentement. L’apprentissage des comportements sociaux est essentiel, beaucoup plus que l’apprentissage scolaire, et ce, dès le plus jeune âge, pour tous les enfants.

En plus du livre, le documentaire #Bitch : les filles et la violence est présenté cette semaine sur la chaîne Moi & cie : aujourd’hui à 16 h, jeudi à 19 h, vendredi à 8 h, dimanche à 13 h.

#Bitch : les filles et la violence, Jasmin Roy, Éditions de l’Homme

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