(1 de 3) Opinion

Il n’appartient pas à Ottawa de dicter les règles du jeu

Que feriez-vous à la place du premier ministre Trudeau ? C’est la question que nous avons posée à trois constitutionnalistes dans le débat sur l’expansion de l’oléoduc Trans Mountain. Premier de trois textes.

Certains souhaitent que le premier ministre Trudeau mette au pas la Colombie-Britannique, comme s’il pouvait dicter unilatéralement les règles du droit constitutionnel.

Le gouvernement fédéral a d’ailleurs annoncé son intention de trancher le dossier, notamment par l’adoption d’une loi visant à renforcer les compétences fédérales. À notre avis, le premier ministre devrait négocier, s’adresser aux tribunaux ou laisser tomber le projet. Il ne peut pas imposer par la force sa volonté à celle d’une province et des peuples autochtones ; cela mènerait à un cul-de-sac et brimerait les principes du fédéralisme.

Les tribunaux ont clairement établi que les entreprises dites « fédérales » doivent respecter les lois provinciales.

Il s’agit d’ailleurs, selon la Cour suprême, du « premier principe constitutionnel ». La Cour écrit sans équivoque que « les entreprises [de transport interprovincial] ne sont pas de ce fait soustraites à la compétence législative provinciale de même qu’elles ne sont pas entièrement régies par l’autorité législative du Parlement ».

La Cour a ainsi approuvé « [l]e courant jurisprudentiel dans lequel on a appliqué le droit de l’environnement provincial à des entités fédérales se livrant à des activités réglementées par le fédéral ». Elle a aussi reconnu l’importance de la démocratie locale et souligné que la protection de l’environnement « exige une action des gouvernements de tous les niveaux ».

En droit constitutionnel, les oléoducs interprovinciaux, les ports et les aérodromes, par exemple, ne sont donc pas des enclaves fédérales, à l’abri des lois provinciales. Certaines entreprises privées et le gouvernement fédéral souhaiteraient le contraire. Tous deux plaident d’ailleurs avec insistance devant les tribunaux des arguments qui favorisaient l’unilatéralisme fédéral en ces domaines, au détriment des compétences provinciales et municipales et, plus fondamentalement, des citoyens.

Deux situations permettraient à une entreprise de se soustraire aux lois provinciales : l’entrave excessive ou grave à la compétence fédérale, ou le conflit créé en raison de la contradiction d’une loi fédérale par une loi provinciale.

Advenant une réponse positive à l’un de ces scénarios, qu’il appartient aux tribunaux et non à Ottawa de trancher, la loi provinciale sera considérée comme étant sans effet. Étant donné la gravité de cette conséquence, les tribunaux imposent un lourd fardeau de preuve à l’entreprise.

En ce qui concerne le conflit entre une loi fédérale et une loi provinciale, certains ont proposé que le Parlement adopte une loi prévoyant que l’oléoduc Trans Mountain ne soit soumis qu’à la réglementation et qu’aux conditions fédérales, lesquelles constitueraient en soi un code complet excluant toute loi provinciale. Autrement dit, le Parlement occuperait tout le champ, ne laissant plus de place aux provinces.

Ce ne serait pas la première fois que le gouvernement Trudeau songe à cette avenue. Il y a plusieurs mois, sous l’influence du monde de la finance, il envisageait d’adopter dans la Loi sur les banques des mesures visant la protection des consommateurs, de manière à écarter les lois provinciales sur le même sujet, que la Cour suprême et les cours d’appel du Québec et de la Colombie-Britannique avaient pourtant jugées applicables aux banques.

Comme nous doutons fortement de la validité constitutionnelle d’une loi fédérale adoptée dans l’intention d’écarter les lois provinciales, laquelle bafouerait de front les compétences provinciales, nous ne choisirions pas cette option. La Cour d’appel du Québec aura d’ailleurs à trancher une question similaire en novembre prochain dans le contexte d’activités portuaires. Reconnaître au Parlement le pouvoir unilatéral d’écarter, d’un seul coup de crayon, les lois provinciales nous paraît contraire aux principes les plus élémentaires du fédéralisme. Comme le soulignait une Cour suprême unanime, « la fédération canadienne repose sur le principe selon lequel les deux ordres de gouvernement sont coordonnés, et non subordonnés ».

Dans un partage des compétences où la législation des différents ordres de gouvernement se chevauche et se complète, notamment en matière environnementale, il importe de ne pas créer de vides législatifs.

De tels vides peuvent se produire lorsqu’un ordre déréglemente un domaine comme celui de l’environnement afin d’accélérer, par exemple, les projets d’extraction et de transport des hydrocarbures et permet à cette industrie de s’autogérer comme l’a fait le fédéral par le passé. 

Favoriser les enclaves constitutionnelles autour de projets privés parce qu’ils sont en partie de compétence fédérale, c’est conséquemment prendre le risque de mettre en jeu la santé et la sécurité des citoyens et la protection de l’environnement, lesquelles sont certainement mieux assurées lorsque plusieurs ordres de gouvernement peuvent intervenir plutôt qu’un seul. 

Le Parlement ne peut élargir unilatéralement par l’adoption d’une loi les compétences que lui attribue la Constitution ni décréter unilatéralement que les lois adoptées par une province ne peuvent pas s’appliquer à ces projets. Cette tâche appartient aux tribunaux, ultimes arbitres du partage des compétences au Canada. On ne peut à la fois être juge et partie. Le premier ministre ne doit pas l’oublier.

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