Chronique

Faire plus avec moins, ça pue un peu

Chaque jour, les Québécois paient un bain à Michel G. Pigeon. Michel aimerait bien se laver lui-même, voyez-vous, mais comme il a la paralysie cérébrale, ce serait un peu difficile.

Eh, oh, je lis un peu dans vos pensées, là…

Ne prenez pas Michel en pitié ! Il pourrait vous servir une phrase assassine avec sa langue fourchue. Il a toute sa tête, Michel. C’est son corps qui a de la misère à suivre.

Les Québécois paient donc un bain quotidien et plein d’autres services à Michel, dans le cadre du Chèque emploi-service, qui permet à 9545 Québécois d’avoir de l’aide à domicile en embauchant eux-mêmes des employés qui les aident dans leurs tâches quotidiennes.

Coût moyen par bénéficiaire : 6463 $.

Cher ?

Une aubaine, plutôt ! Logé en « ressource intermédiaire », Michel coûterait 64 000 $. En CHSLD : 80 000 $.

Oh, j’ai oublié de vous dire que Michel travaille ! À temps plein. Fonctionnaire pour l’État québécois. L’aide à domicile, c’est aussi pour lui permettre de se lever chaque matin, pour aller bosser chaque jour.

C’est ainsi que François Laforest – un des cinq travailleurs que Michel emploie et paie – arrive chez lui à 5 h, du lundi au vendredi, pour sortir Michel du lit, le mettre dans le bain et le laver, l’habiller, le nourrir et préparer son lunch, pour qu’il soit dans l’autobus avant 7 h…

Depuis 1987, donc, l’État alloue 39,5 heures à Michel pour qu’il emploie des travailleurs dont les efforts, mis bout à bout, lui permettent de rester chez lui et de travailler. Ce budget a survécu au déficit zéro et autres virages qui ont comprimé les dépenses dans le réseau…

Mais c’est fini.

L’État a mis sa flashlight sur les 39,5 heures de Michel.

***

De 39,5 heures, le nombre d’heures allouées à Michel pour employer des travailleurs va passer à 27,75 heures. C’est 12 heures de moins, coupées progressivement sur six mois. Comprenez que parmi les travailleurs qui aident Michel, certains pourraient décider de le larguer s’il réduit leurs heures, ce qui est inévitable. Comprenez que ça bouleverse passablement sa vie.

Et ce sont ses bains quotidiens qui risquent de passer à la trappe.

Parce que le CIUSSS – pour Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux – de l’Est-de-l’Île-de-Montréal doit faire plus avec moins, les services offerts aux gens comme Michel ont été passés au microscope : coupe un 15 minutes ici, coupe une demi-heure là, fais le ménage une fois toutes les deux semaines…

Pouf, magie : 27,75 heures, Michel, dans ton nouvel horaire.

Et le nouvel horaire de Michel prévoit donc deux bains, pardon, il faut dire deux « hygiènes complètes » par semaine : le mercredi et le vendredi.

Le samedi, le dimanche, le lundi, le mardi et le jeudi, Michel sera lavé à la débarbouillette. Pardon, il faut dire « hygiène partielle »…

« Je passe de sept bains à deux, dit Michel. Ils coupent la fin de semaine. Bon, la fin de semaine, je sortirai pas…

— Que veux-tu dire ?

— Je sortirai pas si je suis pas lavé ! Écoute, deux bains par semaine, en 2016 : on n’est plus en 1940 ! Tout le monde se lave chaque jour, généralement. »

Mais ce qui le bogue, c’est la débarbouillette en semaine. Parce qu’il travaille, la semaine.

Bref, dis-je à Michel, tu vas continuer à recevoir des services, mais tu risques de sentir moins bon ?

Michel rit, il rit jaune, puis il répond : « Oui. Dans un bureau, c’est pas l’idéal. »

***

Au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, on a été très clair avec moi : Michel G. Pigeon se fait couper ces 12 heures par souci d’équité.

D’équité avec les autres personnes qui ont besoin de soins à domicile…

Julie Desrochers, directrice adjointe du soutien à l’autonomie des personnes âgées au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, a été d’une honnêteté brutale avec moi : les 12 heures coupées à Michel G. Pigeon pourront être données à d’autres personnes. Je la cite : « Toutes les heures grappillées ici et là permettent de donner plus de services à plus de gens. »

La protectrice du citoyen, Raymonde Saint-Germain, m’a dit qu’il y a beaucoup de Michel G. Pigeon depuis 2012 : le budget en soutien à domicile ne suit pas la demande, et la demande est grandissante, constate-t-elle. L’argument de l’équité revient systématiquement, quand les citoyens voient leurs services réduits. « Mais ils sont vraiment coincés, dans le réseau. Les gestionnaires essaient de servir le plus de gens possible, sans avoir les budgets. »

Au CIUSSS, on m’assure que le budget du maintien à domicile n’a pas été amputé. Il a même été augmenté. Mais le nombre d’« interventions » prodiguées augmente, lui aussi, en flèche.

Pensez à une pizza qui, d’année en année, grossit un peu, mais que de plus en plus de gens veulent manger : c’est l’état des soins à domicile.

On donne des pointes de plus en plus petites à tout le monde.

Et, des fois, des pointes avec-pas-de-saucisson.

Le saucisson, c’est les cinq bains supprimés de Michel.

***

Il est tout à fait possible que, finalement, en ajustant des « balises », en révisant des « protocoles », Michel finisse par les avoir, ses bains. Le CIUSSS a été rassurant avec moi là-dessus : Michel gère ses heures, il pourra décider d’avoir cinq, même sept bains matinaux, chaque semaine…

Mais il devra couper ailleurs, dans d’autres services. Comme cette heure « civique », par exemple, où Michel peut payer un employé pour aller chercher son courrier, payer ses factures. Mme Desrochers m’a dit que le paiement électronique peut pallier un peu…

OK…

Mais quand même, ça ne me rentre pas dans la tête : l’État a fait un calcul – un minutage – et l’État a jugé qu’un homme qui recevait sept bains par semaine depuis 29 ans pouvait très bien en recevoir deux, désormais. Affaire classée. Next

L’État a décrété que la débarbouillette et un bain, c’est pareil.

Sur papier, peut-être. Mais bordel, dans le réel…

J’ai confié mon désarroi à Mme Desrochers, du CIUSSS : 

« M. Pigeon a peur de sentir mauvais au travail. Savez-vous s’il sentira mauvais ?

— C’est sûr que non, m’a-t-elle promis, citant ses 26 années d’expérience en soins en domicile. Il ne sentira pas mauvais. »

Et si Michel a un enjeu particulier, des glandes sudoripares hyperactives, disons, eh bien la situation sera réévaluée, m’a assuré Mme Desrochers. 

Et j’ai aussi appris que si on jugeait que Michel méritait deux bains par semaine, plutôt qu’un, c’est justement parce qu’il travaille.

Arrête pas de travailler, Michel…

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