Chronique

Noire dans un monde de Blancs

Du temps où elle travaillait comme comédienne à Paris, Amandine Gay ne se faisait offrir que des rôles très stéréotypés. « La figure de la sans-papiers en général accompagnée d’un scénario sur le mariage forcé ou l’excision et qui a souvent le même prénom. À un moment donné, j’ai décidé d’arrêter d’aller aux auditions si le personnage s’appelait Fatou ou des dérivés. Fatou, Fata, Fati, Fatimata… »

Entre le misérabilisme et la délinquance, il y a très peu de marge de manœuvre pour une comédienne noire. C’est ce qui a incité Amandine Gay à écrire ses propres scénarios non stéréotypés.

Avec Ouvrir la voix, présenté en avant-première à Montréal dans le cadre du Mois de l’histoire des Noirs, Amandine Gay signe une première œuvre documentaire forte qui aborde l’expérience minoritaire en donnant la parole à des femmes noires francophones en Europe. Vingt-quatre femmes qui, sans détour et de façon souvent touchante, racontent leur combat quotidien, déconstruisent les clichés dans lesquels on les emprisonne et se réapproprient la narration.

« J’ai fait le film pour la personne que j’étais à 15 ou 16 ans. Pour que l’on arrive à décoloniser son imaginaire », me dit la réalisatrice française, qui poursuit ses études à Montréal depuis 2015.

La fille qu’elle était à 15 ans n’avait pas du tout conscience de la dimension systémique de ce qui lui arrivait.

« J’aurais aimé être prévenue, par exemple, de la question de la fétichisation sexuelle des femmes noires. C’est des choses que je n’avais pas comprises. »

— Amandine Gay

« Les femmes noires sont des tigresses au lit ! » « J’adore les Noires, elles sont trop chaudes ! » « Tu dois être une sauvage au lit ! » Les femmes qui témoignent dans le film d’Amandine Gay ont souvent reçu ce genre de commentaires dès l’adolescence, sans trop savoir comment réagir devant ces compliments qui n’en sont pas.

Lorsqu’on dit : « J’aime les Noires, elles sont chaudes, etc. », on fait référence à toute une histoire, explique la réalisatrice. « Non seulement il y a l’esclavage – une disponibilité sexuelle des femmes noires violées par le maître –, mais aussi la colonisation avec tout un imaginaire – des femmes indigènes construites comme l’allégorie de la terre chaude et lointaine à conquérir. »

Le racisme ne s’exprime pas seulement dans l’agression, mais aussi dans le paternalisme, souligne Amandine Gay. « Ce qui se veut des compliments sont en fait des insultes à plusieurs étages. On est réduite à son corps. On est réduite à l’animalité parce qu’on est Noire. Et en plus, on est réduite à la dimension de la performance sexuelle parce que c’est tout un héritage colonial. »

La femme noire est ainsi déshumanisée. « Ils ne sont pas sortis avec moi. Ils sont sortis avec une Noire. Une chose », dira une des jeunes femmes dans le film. La voilà réduite à un truc exotique à tester. « J’ai déjà mangé du serpent. Je suis sorti avec une Noire. »

***

Je ne connaissais pas Amandine Gay avant de tomber en décembre dernier sur un article élogieux du quotidien français Le Monde qui la présente comme une « porte-voix afro-féministe ». La réalisatrice de 32 ans y expliquait avoir quitté la France pour le Québec car elle ne se voyait pas fonder une famille dans un pays qui ne propose rien pour donner de la fierté aux enfants noirs. « Il y a tellement d’impensé, de déni et de violence, dit-elle. Avoir un garçon noir en France aujourd’hui, c’est beaucoup d’angoisse. »

Cet exil est un choix pragmatique, fait en pleine conscience de ses privilèges. Diplômée en communication de l’Institut d’études politiques de Lyon, Amandine Gay poursuit à l’Université du Québec à Montréal une seconde maîtrise en sociologie portant sur l’adoption interraciale – un sujet qui lui est particulièrement cher, ayant elle-même été adoptée par une famille blanche.

À Montréal, elle sent qu’elle est « plus une Française diplômée d’une grande école qu’une Noire ». Ce qui ne veut pas dire que c’est un lieu exempt de racisme. « Si je viens au Québec, c’est parce que c’est mieux, mais ça ne veut pas dire que c’est idéal », dit la réalisatrice, qui fait partie des signataires de la pétition réclamant une commission de consultation sur le racisme systémique.

« Le Québec est un endroit aussi éminemment problématique, mais dans lequel je viens avec mes privilèges de Française. Ce n’est pas négligeable. »

— Amandine Gay

La question des « privilèges », autour de laquelle un dialogue s’impose, est au cœur de son film. Avoir des privilèges, c’est appartenir au pouvoir et à la norme, le plus souvent sans s’en rendre compte. Le privilège de « l’innocence de sa couleur de peau » n’existe pas pour les femmes noires qui témoignent dans Ouvrir la voix. Pouvoir entrer dans un magasin sans être épiée ou suivie. Pouvoir marcher dans la rue sans être infantilisée, chosifiée ou animalisée. Pouvoir louer le logement que l’on veut. Pouvoir élever un enfant sans avoir à le mettre en garde contre le racisme, le profilage racial qui le guette, les contrôles policiers arbitraires…

Bien que le film d’Amandine Gay fasse avant tout écho à une réalité européenne fort différente de la nôtre, on aurait tort de penser que tout ça ne nous concerne pas.

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