Opinion Aide médicale à mourir

L’objection de conscience, vraiment ? 

La loi qui rend disponible l’aide médicale à mourir (AMM) dans certaines conditions est en vigueur depuis deux ans. Plus de 700 Québécois y ont eu accès : ce chiffre demeure approximatif, les statistiques sont artisanales. Ce qui est certain, c’est que les demandes sont en augmentation croissante : dans mon cas, j’en ai reçu et accepté 12 en 2016, et 22 en 2017, dont 3 la même journée et dans le même village dernièrement, en 2018. 

Il faut dire que je suis le seul médecin, sur 35, qui accepte de donner l’AMM dans Portneuf. Le besoin est réel, et ce choix de terminer librement une existence qui n’est plus qu’une agonie interminable s’intègre progressivement dans ce nouveau paradigme qui allie qualité de vie, dignité et autonomie de la personne. L’AMM est là pour rester. Elle est là pour progresser aussi, signe d’un heureux changement de société. Elle ne dépassera jamais 5 % de toutes les morts, statistiques internationales à l’appui. Ceux qui prédisent encore l’apocalypse de la « pente glissante » sont des marchands de peur. 

Dix médecins québécois sont à la source des 350 cas d’AMM donnés. Ce ne sont pas les chiffres du ministère ou de sa Commission sur les soins de fin de vie qui le disent, parce que ces données sont, paraît-il, confidentielles : c’est le constat que je fais à partir des déclarations d’un regroupement de médecins que j’anime et qui ont pratiqué eux-mêmes l’AMM à travers le Québec depuis deux ans. L’AMM repose donc sur un noyau de volontaires, car il y a plus de 20 000 médecins au Québec, et il en sera toujours ainsi. Mais ces volontaires seront de plus en plus sollicités, car la demande explose et la relève s’avère de plus en plus difficile.

Dès le début, je me suis rendu compte que cette AMM n’était pas faite pour le médecin en pratique habituelle, qu’il soit spécialiste ou médecin de famille.

L’AMM est infiniment plus que le geste d’injecter un médicament. L’accompagnement d’une personne demandant l’AMM suppose d’accepter de vivre intensément avec le mourant pendant des jours et parfois des semaines, à domicile la plupart du temps, dans un contexte de dynamiques familiales émotives et stressantes, et de rareté de ressources d’appui. 

Gérer un processus d’AMM exige une polyvalence et une sensibilité élevée. Les médecins n’ont pas été formés pour ça. Plusieurs avouent franchement leur incompétence, et on ne doit pas leur en tenir rigueur. La loi 20 leur impose aussi des agendas de prise en charge incompatibles avec les 12 ou 15 heures intensives de visites à domicile nécessaires à la conduite professionnelle moyenne d’une demande d’AMM. 

L’AMM oblige à plonger dans le marécage d’une loi truffée d’illogismes et de pièges, qui rend le médecin responsable d’avoir à interpréter constamment sous la menace de blâmes ou sanctions. La loi oblige à refuser des demandes, légitimes en bonne médecine, sous prétexte de conditions injustifiées dont certaines sont contraires aux critères énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Carter de février 2015. Et c’est le médecin qui est alors obligé de faire comprendre l’incompréhensible à une personne désespérée en fin de vie, pour qui ce médecin (… et cette loi) étaient le dernier espoir. 

(Note personnelle, qui n’est pas étrangère à la désaffection de mes collègues médecins portneuvien : pour obtenir les médicaments nécessaires, je dois me plier à une logistique invraisemblable où les seringues viennent de Baie-Saint-Paul, sont livrées via l’hôpital-de-l’Enfant-Jésus vers l’HRP à Saint-Raymond où je dois aller les chercher en personne, revenir au domicile et retourner en personne en vider le résidu en présence du pharmacien : une ronde moyenne de 200 km…) 

On comprend mieux, alors, que le médecin de famille cherchera à refiler cette patate chaude à un « volontaire ». La loi, magnanime (!), lui permet d’utiliser l’objection de conscience qu’il n’a même pas à justifier. La vraie objection de conscience, basée sur des motifs religieux, philosophiques, etc., est très rare dans mon expérience. Ce qu’on vit au Québec est de l’objection de conscience de convenance. Et ce sera ainsi tant qu’on ne se décidera pas à réécrire les passages de cette loi qui ne sont que des barrières injustifiables érigées pour décourager patients et médecins.

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