Chronique

Survivre, une bouteille vide à la fois

Claude (on va l’appeler Claude) vient de se trouver un job.

« Mais faut que je continue à ramasser jusqu’à ma première paye, au moins. »

Ramasser, comme dans ramasser des bouteilles et des cannettes vides. Claude arpente les rues de mon quartier à la recherche de bouteilles et de cannettes consignées. Il ouvre les sacs bleus, fouille et ramasse une cannette de bière, une bouteille de Coke. C’est son revenu d’appoint, à coups de contenants qui valent, selon la taille, 5 cents, 10 cents, 20 cents et, dans certains cas, 30 cents…

— Je reçois 623 $ du BS.

— 623 $, Claude, c’est…

— Rien.

Le loyer lui coûte 550 $, son téléphone 35 $ « plus les taxes ». Et Grizou, son chat, doit manger. Faites le calcul. Claude n’y arriverait pas s’il n’avait pas ses « runs » de bouteilles. Il lui arrive de ramasser pour 20 $, parfois pour 30 $ par jour. Mais son objectif quotidien est de 15 $, pour manger, pour ses cigarettes.

« Tu vois bien que c’est impossible d’arriver. Imagine, chercher un emploi : ça devient impossible aussi. T’as même pas d’argent pour entretenir ta personne, t’acheter des vêtements, te faire couper les cheveux, les transports… »

Mais Claude vient de se trouver un job, disais-je. Dans une cuisine, 15 $ l’heure, à temps partiel, un job référé par une « amie » Facebook qu’il n’a jamais rencontrée (comme quoi le virtuel croise parfois le réel). Il n’a fait que quelques quarts de travail. On lui a dit qu’il avait bien fait ça, mais Claude va souffler quand sa période d’essai sera terminée, dans trois mois. Pas avant.

« Présentement, maintenant, j’ai pleuré comme un bébé, en me demandant si ça va bien aller. Juste vivre, vivre. »

— Claude

Vivre, l’envers de survivre. C’est épuisant en ta…, la survie.

« Les collectes, c’est trois, quatre, cinq, même six heures de marche à se fucker le dos en ramassant les bouteilles et les cannettes […]. Des fois, je ramasse mon 15 $ en deux heures. Des fois, en six heures. »

Faites le calcul : Claude gagne 1000 $ par mois avec le BS et ses consignes. Quand ses amis l’invitent à aller prendre une bière, Claude dit souvent qu’il n’en a pas envie, même s’il en a envie : c’est juste qu’il n’a pas d’argent, des fois, pour entretenir les amitiés. On pourrait dire la même chose de tout ce qui touche les amours. Je parle de survie : ça vient avec des doses homéopathiques d’humiliations de toutes sortes, la survie…

« Tout au long de mes parcours, je m’attends à me faire apostropher. Le monde aime pas qu’on ouvre les sacs de recyclage. Faut dire que beaucoup de ramasseux sont cochons, ils referment pas les sacs. Moi, toujours. Quand je suis de bonne humeur, ça passe, je leur réponds pas. Mais quand ça va pas, j’envoie promener les déplaisants… »

Claude a la jeune cinquantaine, mais la rue l’a vieilli ; il a passé six mois dans la rue : « Ça m’a vieilli de six ans. »

— Qu’est-ce qui t’a mené à la rue ?

— Dépression, psy, pilules, loque humaine, je payais plus mon loyer, je me foutais de tout…

C’est une intervenante d’un organisme qui s’appelle Relax Action, dans le nord de l’île, qui l’a rescapé. Elle a écouté Claude, l’a épaulé, l’a aidé à faire des demandes de ci et de ça, à aller à des rendez-vous, tout ça…

(Si Caroline Chaussée, l’intervenante, lit cette chronique, Claude a un message pour elle : « Sans Caroline, c’est sûr que je serais mort. »)

« Y a du bon monde. Un restaurant me garde ses bouteilles, ça me donne une dizaine de dollars par semaine, je vais garder ça même s’ils me gardent à la job, je serais fou de m’en passer. Une pizzeria me donne ses pointes invendues, à la fermeture. Une madame me garde ses bouteilles chaque semaine : cinq piasses. »

Claude vient de se trouver un job, c’est tout neuf, disais-je. Il se croise les doigts pour qu’il fasse l’affaire, pour qu’on le garde après Noël. 

Claude sort les gros mots, même : ce job, c’est être tout près du bonheur ; il se sent, dit-il, comme un élève de sixième qui se demande s’il va passer au secondaire…

« La caissière de la place où je mets mes bouteilles et mes cannettes dans la machine, elle me connaît, elle m’aime bien. Des fois, quand je trouve des produits de beauté dans mes collectes, je les lui donne. Quand je lui ai dit que j’avais trouvé une job, elle était plus folle de joie que moi. Je lui ai dit que je dois continuer à ramasser quand même, pour payer ma bouffe pis mes cigarettes. Crois-le ou non, elle m’a donné une cartouche de cigarettes ! J’étais heureux, mais mal à l’aise en maususse… »

Voilà, c’est ce que je voulais vous dire : Claude vient de se trouver un job, et je me croise les doigts pour lui…

Claude qui, au fait, vient de m’écrire…

« Dis mon vrai nom, Pierre. J’ai pas à avoir honte de moi. »

Lâche pas, Pierre. On se croise dans le quartier.

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