Le jour de Rabii

N’importe qui

Je suis toujours en retard. Deux sujets plus tant d’actualité. Pas grave ; plus ça va, toi et moi, plus je réalise que je peux te pondre des briques de 1500 mots macérés pendant deux semaines et tu vas lire pareil. Je ne te remercie pas assez souvent pour ça.

Je suis parfois un connard prétentieux et arrogant, mais je suis reconnaissant pour tout, promis.

Il y a exactement 19 ans et 1 semaine, 14 février, deuxième année A. Complexe système de messagerie de la Saint-Valentin : t’écris « De : (ton nom) » et « À : (le nom de l’autre) » sur ta carte et Marthe, la prof, se charge du reste.

On sait déjà qui est le valentin de qui. Et on sait déjà que le petit gros qui s’essouffle juste à parler n’en a pas, de valentine. Il n’a même pas pris la peine d’écrire de carte.

Si Michael Jordan avait été son ami, il lui aurait rappelé qu’on rate tous les tirs qu’on ne lance pas. Malheureusement, Michael Jordan n’était pas son ami.

J’espère au moins qu’aujourd’hui, le petit gros a appris qu’un des seuls items qui ont de la pérennité en amour, c’est le rire. Personne ne se fatigue du rire. Jamais entendu : « Ça marchait plus, j’étais tannée de toujours rire. À boute. À boute des endorphines, je te dis. »

Je t’avoue que chaque fois que je pense à mes ex et à leur nouvelle vie avec leur nouvel amoureux, je ne me demande jamais s’il est plus beau ou plus riche, je m’en fous. Mais je me demande s’il la fait plus rire que moi. C’est ça qui me fait peur et qui me fait de la vraie peine.

Bref, pas de valentine pour mon collègue de classe cette année-là.

À la Saint-Valentin suivante, en troisième année A, il fait quelque chose que jamais j’oublierai.

Distribution des cartes. La prof se promène comme Pac-Man entre les bureaux. On ne sait jamais vraiment où chaque précieuse carte atterrira.

On sait juste qu’aucune n’atterrira sur le bureau de Sébastien. Appelons-le Sébastien. C’est plus poli que « petit gros ».

Distribution terminée. Rien pour Sébastien. Sébasrien. Pardon.

Pendant qu’on lit nos cartes, il lève la main. Un rond de sueur d’aisselle sur sa chemise. Un rond de sueur comme celui d’un trentenaire stressé, pas d’un enfant de 7 ans.

Il expire : « Excusez-moi, madame, est-ce que je peux demander quelque chose ? »

« Euh, oui, Sébastien, bien sûr. »

Sébastien éponge ses mains moites sur son pantalon et se lève avec conviction. Pas la même conviction qu’Obama. Plus un courage fragile. Un courage qui le rapproche davantage des puissants vulnérables que des vulnérables puissants.

Je m’explique vite vite. Il y a ces âmes fortes à qui on rappelle trop peu souvent leur force et qui finissent par pouvoir moins qu’elles ne peuvent.

Et à l’opposé, ces âmes banales qu’on a su gonfler de « t’es unique » et de « t’es le meilleur » et qui finissent par pouvoir bien plus qu’elles ne pouvaient.

Je digresse. Il se lève et il s’ose : « Est-ce que quelqu’un voudrait être ma valentine ? »

Silence d’une brutale sincérité. Les gars essaient de cacher leur malaise, les filles essaient de se cacher point.

T’aurais dû le voir, ce silence. Je dis « voir » parce que même s’ils ne sont jamais audibles, certains silences sont visibles.

Mais Sébastien n’abdique pas. Il avale la boule qui assiège sa gorge et revient à la charge : « N’importe qui. »

Même « N’importe qui » se tait et se fait petit. « N’importe qui » ne veut rien savoir.

Les joues rouges boursoufflées par l’embarras, on s’attend tous à une dramatique défaite. Non, Sébastien se rassoit, tout simplement.

C’est son « n’importe qui » que je n’oublierai jamais.

La constante indéniable, la constante à laquelle on peut tous s’identifier : l’amour. Le besoin d’aimer et d’être aimé.

Puis, il y a la variable : la personne qui va recevoir et retourner la chose la plus puissante au monde.

On ne naît pas égaux. Plus je vieillis, plus je constate que la vie est un interminable concours de popularité. Plus t’es drôle, gentil, généreux, beau et attentionné, plus t’as l’embarras du choix dans les variables qui viendront nourrir ta constante.

Et les autres, les poqués, les mal aimés, les Sébastien, leurs variables possibles sont moindres. Des fois, inexistantes. Eux, les autres, le reste, il leur reste les restes.

Peu importe ce que je peux me dire pour réfuter, j’aurai tort. La vérité, c’est que pas mal tout ce que je fais, je le fais pour être aimé.

Certains ont beau sourire, ont beau crier, ont beau demander, ont beau coucher, jamais ils trouveront. Pas la fin du monde. Y’a pas mort d’homme. Juste mort d’amour.

Et partout où mort il y a, charognard il y a.

Pour ça que je comprends qu’une fille puisse tomber en amour avec un beau proxénète drôle. Faussement gentil, faussement généreux, faussement disponible et faussement attentionné.

Je nous vois à nous demander comment elles peuvent s’amouracher de tels individus. À nous demander : « Pourquoi ce gars ? » au lieu de nous demander : « Pourquoi personne d’autre ? »

Justement, parce que « personne d’autre ».

Je nous vois comme en troisième année A, à collectivement cacher notre malaise. Qui les aime, ces filles-là ? N’importe qui.

Pour ça que je meurs de rire quand on parle de rapport, quand on parle de verrouiller les portes, d’embaucher un gardien de sécurité. Comme si ça changeait quoi que ce soit de contenir le problème plutôt que de le solutionner à la source.

Dévisser l’ampoule du « check engine » pour faire disparaître l’avertissement. Éliminer le symptôme pour pouvoir continuer à ignorer le cancer.

Le premier problème est à l’extérieur : les vieux câlices pas capables de se crosser pendant la F1.

Le second problème est enraciné plus profond : le cœur de ces jeunes adolescentes. Des humains qu’on n’a pas su bien aimer et qui se retrouvent avec des gars qui savent bien mal aimer.

Les portes verrouillées, de futiles et inefficaces barrières qui empêchent temporairement ces deux problèmes de se rencontrer et de mutuellement se nourrir de tissus morts.

Mais on raisonne comme ces filles et comme tous les cœurs mutilés : on se dit que c’est mieux que rien.

Comme mon texte de cette semaine, trop peu, trop tard. Déjà plus d’actualité. Y’a les avions et Jutra.

Je suis toujours en retard.

Goinfre de sensation jusqu’au trépas de Gargantua.

J’écris ça et je passe à autre chose : all you need is love.

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