Opinion Marc Séguin

La treizième heure

Ces mots sont écrits de la cabane cette semaine. J’ai la face dans le feu de l’évaporateur. Ça coule beaucoup. Début de saison intense. Les vieux disent : « Les chaudières ranvarsent. » J’y suis 13 heures par jour, à bouillir.

La nuit, je fais des rêves de sucre.

Et des cauchemars. Surtout ces dernières semaines, où je me réveille en criant, en sueur, avec un malaise de honte. Je n’arrive pas à m’en débarrasser complètement. Le cauchemar (récurrent) en question : mon premier ministre canadien est motivé par un vide identitaire évident. Et par une désirabilité sociale de l’âge d’un enfant du primaire en manque d’attention. Toujours dans mon rêve, ce même premier ministre, donc, vêtu d’un costume folklorique indien irréel, me sert un poulet au cari en y versant un gallon de sirop d’érable. Et j’en mange chaque fois. Convaincu que c’est bon. Jusqu’à la nausée. Je pense engager l’avocat d’Omar Khadr (récemment nommé juge) pour poursuivre le gouvernement et ainsi indemniser mes insomnies et le choc post-traumatique de ce voyage en Inde.

Mais je ne veux pas parler de ça.

Dans les prochaines semaines, le gouvernement fédéral déposera une politique alimentaire pour le Canada et le gouvernement du Québec publiera une politique bioalimentaire ce printemps. Que grand bien leur fasse, il y a un monde et une génération qui les attendent depuis longtemps. Même si c’est avec un retard gênant, je veux saluer ces initiatives. 

Depuis des décennies pour certains, et de nombreuses années pour d’autres, des centaines d’organismes et des milliers d’individus militent pour améliorer la qualité de notre alimentation, son marché et sa production. Il y a maintenant une génération avec du pouvoir qui milite pour ses convictions. Sensible, et consciente de l’impact écologique des « anciens » systèmes et leurs méthodes. Preuves à l’appui, cette génération est aussi convaincue que tant la santé humaine que l’état de l’environnement s’en trouvera améliorée. Et c’est un fait.

Équiterre, la Maison du développement durable, l’Association des marchés publics, tous les regroupements d’agriculture urbaine, le magazine Caribou, BeSide, les semenciers consciencieux, les jeunes agriculteurs, les bars et les restos qui font la promotion nature, c’est le rapport entier à l’alimentation qui a changé depuis une quinzaine d’années.

Ils sont maintenant des milliers à penser autrement. Confiants, cette fois, que c’est la bonne. Je les croise aux quatre coins du Québec. Allumés. Conscientisés et lucides. Ils s’animent et s’activent dans les champs, sur les toits, dans leurs cuisines. 

Ce n’est plus l’affaire de quelques éclaireurs. Tout ça est en marche. Des milliers de gens marchent ensemble, cette fois. Jamais dans l’histoire du Québec n’a-t-on autant parlé d’agriculture que ces derniers mois.

Entre deux cauchemars, je rêve que ça devienne un enjeu politique. Avec l’occupation du territoire comme pivot central. Qu’est-ce qu’on se souhaite ?

Le privé et le bien public

En début de semaine, on a appris que le privé administrait des fonds de recherches publics sur l’usage des pesticides. Avec toutes les malversations qu’on peut imaginer : trafic d’influence, orientation des recherches et des résultats, non-publication des résultats qui ne vont pas du bon bord…

Le ministre Laurent Lessard est intervenu. Heureusement. On se demande quand même pourquoi ça prend toujours une crise ou une aberration majeure pour que le politique s’amène dans la réalité. Pour ceux qui l’ignorent, le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation finance (au présent) un organisme de recherches dont le conseil d’administration est (toujours au présent) composé de gens qui prônent leurs méthodes. C’est une logique de mononcles. À des années-lumières de la génération qui fait bouger les choses en ce moment.

Parlant de méthodes, il y a quelques semaines, j’ai un peu écorché les agronomes. Ce sont eux, sur le terrain, qui « gèrent » l’agriculture et ses méthodes, en conseillant les agriculteurs sur l’utilisation des produits phytosanitaires (les pesticides, les herbicides…). À la suite de ce texte, l’Ordre des agronomes a publié une lettre pour me répondre. Je suis allé les rencontrer, à leurs bureaux de Montréal, il y a deux semaines. On s’est parlé. Le président de l’Ordre, Michel Belval, m’a, entre autres raconté que l’utilisation des produits de contrôle phytosanitaires est souvent laissée à la discrétion du fermier. Et certains agriculteurs aiment que leurs champs soient propres. Propres ! ! ! Cette propreté n’a aucune influence sur le rendement de la culture. Crisse. Me semble que c’est là qu’une politique gouvernementale devrait être efficace et qu’un Ordre devrait pouvoir agir en sanctionnant ces agissements.

Jeunesse et dissidence

Pour ce qui est de l’Ordre, ils représentent 3300 agronomes. Je crois qu’ils sont de bonne volonté dans l’encadrement de certaines pratiques, mais ils sont clairement loin du pouvoir et de l’influence qu’ils devraient avoir. Et ils ont un taux de critiques et de dissidence qui parle de lui-même à travers les témoignages des nombreux agronomes que j’ai rencontrés et qui m’écrivent. Il reste beaucoup de travail pour justifier les 600 $ de cotisation annuelle. Surtout avec les jeunes agronomes, et leur méfiance naturelle (et justifiée) des pouvoirs institutionnels.

Cet exemple n’est que la pointe de l’affaire. Le monde de l’agriculture et de l’alimentation est à un tournant historique. Nous sommes en droit d’attendre de véritables mesures qui favoriseront l’émergence de ce qui se passe DÉJÀ sur le terrain et dans l’idée d’une nouvelle génération. Il faudra, et je le répète, que le gouvernement fasse preuve de courage, de vision et d’un peu de risque dans cette très attendue politique bioalimentaire. Je sais que cette politique ne fera pas de nous des leaders, mais j’en rêve parfois.

Et parlant de rêve, je me suis demandé c’était quoi le contraire de la honte. Merci, M. Trudeau de me faire réfléchir autant.

J’ai trouvé la réponse dans le gin que je mets dans le réduit : je me dis que c’est beaucoup de fierté dont il devrait être question dans cette politique.

Je retourne au sirop.

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