Billet

LIRE LA MUSIQUE… POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE

Souvenir d’une émission spéciale de la rentrée à Radio-Canada, il y a plusieurs années. On termine le show avec un blues composé pour l’occasion. À l’excellent band de service, s’ajoutent tous ceux qui peuvent contribuer. Je me souviens de Serge Chapleau à l’harmonica, entre autres. Je suis au piano et Normand Brathwaite me regarde lire la feuille de musique qui résume la chanson. « Tu lis du blues ! »

L’exclamation est à la fois admirative et incrédule, et résume parfaitement ce que je ressens : heureusement, je sais lire la musique, mais c’est tout de même « pathétique » de ne pas pouvoir jouer un blues à l’oreille, simplement.

Quelque chose s’est perdu en chemin : si je peux accorder un clavecin en percevant à l’oreille des variantes microscopiques, je devrais pouvoir reproduire facilement une simple chanson. Mais bizarrement, mon oreille va plus vite en lisant !

Frédéric Vogel, chef de chœur bien établi, a comme moi étudié au Conservatoire. « On y forme de très bons lecteurs, mais on devrait former l’oreille de façon plus complète », croit-il. Ses études en écriture musicale ont contribué à développer son oreille harmonique (la capacité de reconnaître les accords et leur enchaînement), mais c’est surtout sa curiosité naturelle qui a fait le reste : tout jeune, il jouait beaucoup de flûte à l’oreille, imitant ce qu’il entendait, de la chanson pop jusqu’à la musique des Andes.

Frédéric dirige la Chorale du cégep de Saint-Jérôme, le Chœur en fugue de Châteauguay et l’ensemble Carpe Diem qu’il a fondé il y a 20 ans. 

Comme très peu de choristes savent vraiment lire la musique (de 5 à 10 %, selon lui), je lui demande jusqu’à quel point la lecture est essentielle pour faire de la bonne musique. « La différence sera dans la vitesse d’apprentissage plus que dans le résultat », croit-il.

Si la mélodie est bien apprise par imitation (chaque choriste a accès à un fichier sonore pour apprendre sa ligne, et la plupart se préparent), la partition sert de support.

« Je leur apprends à se repérer, à comprendre la structure de la pièce, son rythme. Il faut faire ressentir le rôle musical que joue un signe dans le contexte : un crescendo, c’est une tension qui va se résoudre. On veut communiquer l’intention musicale. Je soigne beaucoup l’esthétique du son, l’intonation : il y a un immense travail possible sans la lecture. Pour les pièces gospel, pop ou jazz, on risque même de se perdre plus vite dans la complexité si on lit mal : ça marche mieux à l’instinct qu’en lisant », ajoute Frédéric Vogel, qui précise cependant que seule la lecture ouvre la possibilité d’aborder des pièces contemporaines plus complexes.

Et pourtant ! Jean-François Rivest, chef d’orchestre et violoniste, pense à la complexité de la musique des griots, du gamelan balinais ou du raga indien : ces musiques reposent sur la tradition orale beaucoup plus que sur l’écrit. À l’Université de Montréal où il enseigne, une réflexion s’amorce à peine sur l’importance de développer la « débrouillardise » de l’oreille. Ouverture à d’autres cultures, à l’improvisation aussi.

« Il faut sortir de l’absolutisme de la partition, qui s’est peut-être cristallisé, en Occident, avec le développement de la pensée scientifique : une recherche d’exactitude. Le modèle de l’ultra carrière, du virtuose de calibre olympique qui rejoue les mêmes concertos à l’infini, a entraîné un marketing de la perfection, au détriment de la liberté et de la créativité. »

— Jean-François Rivest

Jean-François a lui-même pris conscience des limites de sa formation musicale quand, à 20 ans, les Grands Ballets lui ont demandé de remplacer le légendaire Jean Carignan, dont la santé avait soudain décliné.

Il avait mis des semaines à tout repiquer à l’oreille, mesurant toute la richesse et les subtilités de cette musique sans écriture.

Certaines méthodes pédagogiques ont été longtemps contestées parce qu’elles favorisaient l’apprentissage par oreille au détriment de la lecture : il serait grand temps de proposer un heureux mélange des approches.

C’est un peu ce sur quoi travaille BOP, une jeune compagnie qui propose des spectacles audacieux, tous bien accueillis depuis ses débuts, à la croisée de l’opéra contemporain et du théâtre musical. Après avoir côtoyé Dave St-Pierre, le directeur musical de la compagnie, Hubert Tanguay-Labrosse, a cette fois convoqué Sophie Cadieux à la mise en scène de Please Thrill Me. Quant au contenu musical, surprise : il a commandé une comédie musicale (10 chansons en anglais) à Sean Nicholas Savage, figure de la chanson underground canadienne… qui ne lit pas la musique !

Hubert m’explique la façon dont Savage compose : « Sean Nicholas a un langage plutôt sophistiqué, avec des harmonies intéressantes. Il fait tout à l’oreille sur un clavier numérique, créant chaque ligne de ses personnages, ainsi que des interludes instrumentaux vraiment bien foutus. Après, il se sert de logiciels pour transposer dans le ton voulu et fignoler les arrangements. On est partis de ce matériau et on a tout adapté pour le band qu’on aura sur scène. »

Le directeur de BOP, lui-même formé en clarinette et direction d’orchestre à Julliard, grande école de New York, est fasciné de côtoyer ce musicien non lecteur.

« Il écoute de tout, avec beaucoup de sensibilité, mais se concentre sur des paramètres différents des nôtres. Ce n’est pas la complexité qui fait de la comédie musicale de Sean une œuvre remarquable, mais plutôt son utilisation très personnelle des codes kitsch, sa grande facilité à écrire des mélodies et la singularité de ses textes. L’action dramatique est super bien illustrée par la musique : plusieurs motifs et thèmes sont présents tout au long de l’œuvre.»

Please Thrill Me met en scène deux personnages un peu égarés qui se retrouveront dans une ville idyllique. La traversée est peut-être imaginaire, mais sera transformatrice.

À l’image de ce qu’on peut gagner à oublier nos partitions, de temps en temps, pour explorer.

BOP présente Please Thrill Me, comédie musicale signée Sean Nicholas Savage, du 17 février au 1er mars, à La Chapelle Scènes Contemporaines.

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