Commercialisation des dossiers médicaux

La Commission d’accès à l’information ouvre une enquête

La Commission d’accès à l’information (CAI) déclenche une enquête sur la commercialisation des renseignements figurant aux dossiers médicaux électroniques (DME) des cliniques.

« Nous sommes très préoccupés par la possibilité d’utiliser ces données à des fins commerciales, pour des raisons qui n’étaient pas prévues au départ », affirme la porte-parole de la Commission, Claire Beaulieu. L’organisme – qui a annoncé son enquête après avoir lu notre reportage d’hier – rendra une décision sur le sujet pour la toute première fois.

Le premier ministre Philippe Couillard a pour sa part déclaré « prendre la situation extrêmement au sérieux ».

Plusieurs médecins dénoncent le fait que des données numérisées – comme les noms de millions de Québécois – soient parfois croisées au profit de compagnies d’assurances, sans que les patients ou les médecins y consentent. Ils craignent que d’innombrables données prétendument rendues anonymes ne soient aussi vendues aux fabricants de médicaments ou d’appareils médicaux. Ou que des fournisseurs leur offrent de s’infiltrer en douce dans les DME pour favoriser leurs produits de manière déguisée.

Une nouvelle ère

L’enquête de la CAI fera la lumière sur ces usages et sur la légalité des cas qui seront confirmés. Si la loi a été violée, un commissaire pourra rendre des ordonnances. 

« Nous sommes dans une nouvelle ère où tout est numérisé. Déterminer ce qui est légal ou non n’est pas si simple. Il faut analyser chaque situation. »

— Claire Beaulieu, porte-parole de la Commission d’accès à l’information

Le Collège des médecins condamne toute forme d’usage secondaire de données médicales, même lorsqu’elles ne permettent pas d’identifier les patients.

Techniquement, les données « dépersonnalisées » ne sont pas considérées comme des renseignements personnels, écrit la CAI dans son rapport quinquennal de 2016. Mais « il est périlleux de conclure que les techniques d’anonymisation sont infaillibles », ajoute-t-elle, « certains affirmant même qu’il s’agit d’un mythe dans le contexte actuel ».

« Les enjeux de “réidentification”, c’est très sérieux. J’ai un collègue qui participe à des compétitions internationales de réidentification [pour révéler les failles des techniques censées supprimer les renseignements personnels] », rapporte Hugo Cyr, doyen de la faculté de science politique et de droit de l’Université du Québec à Montréal.

Une bataille ancienne

De nombreux médecins, dont le docteur David Hervieux, de Lavaltrie, dénoncent vainement la situation depuis deux ou trois ans. Interrogé par La Presse, le ministre de la Santé Gaétan Barrette a déclaré jeudi qu’il s’agissait d’un « enjeu réel » et qu’il explorait « les voies légales » pour lancer des enquêtes, y compris l’adoption éventuelle d’une nouvelle loi.

« On va agir le plus rapidement possible. C’est une situation qui est importante et qu’on prend à un très haut niveau de priorité. »

— Philippe Couillard, lors d’une mêlée de presse à Montréal

Il estime que seuls les dossiers médicaux des cabinets de médecins sont concernés et non ceux des hôpitaux ou le Dossier Santé Québec.

Les fournisseurs affirment de leur côté qu’ils ne vendent pas d’informations ni de métadonnées à des tiers.

Dépoussiérage

Le Dr Hervieux applaudit à la tenue d’une enquête, mais continue à réclamer de l’aide pour négocier avec son fournisseur. Le contrat proposé n’exclut pas explicitement la communication de données rendues anonymes, dit-il. « Le gouvernement doit m’aider à fermer cette porte-là. »

« La Commission est là pour appliquer les lois existantes, qui n’ont pas été réfléchies en fonction des données massives, observe de son côté Hugo Cyr. En Amérique du Nord, c’est un peu le far west comparativement à l’Europe. On a besoin d’un dépoussiérage. »

L’enquête de la CAI est vitale, mais arrive avec énormément de retard, déplorent les bioéthiciens Jean-Christophe Bélisle-Pipon, qui fait un postdoctorat au Petrie-Flom Center de la Harvard Law School, et Bryn Williams-Jones, qui enseigne à l’École de santé publique de l’Université de Montréal.

« Avoir mis en place des infrastructures de collecte et d’entreposage des données sans avoir pensé aux usages secondaires qui pourraient en être faits représente une faillite de la protection des patients. »

— Jean-Christophe Bélisle-Pipon, bioéthicien

« C’est troublant, l’enquête arrive seulement à la suite d’un article de La Presse, après des années de tentatives vaines par des médecins », renchérit le professeur Williams-Jones.

D’après lui, ce retard est symptomatique d’une vaste tendance : « Au Québec, le gouvernement a facilité l’accès de l’industrie pharmaceutique à des informations sur les patients et sur les habitudes de prescription. Il a souvent privilégié les intérêts commerciaux plutôt que ceux des patients ou du public. »

Vendre ses propres données ou les faire effacer ?

« Ce n’est pas nouveau que les compagnies veuillent avoir accès aux données des citoyens, et cela n’ira qu’en accélérant, prévient Jean-Christophe Bélisle-Pipon. L’enquête devrait être l’occasion d’une réflexion plus large et non pas de chercher à tout prix à mettre un pansement sur une plaie un peu trop béante. » Le chercheur, qui s’intéresse aux interfaces entre la santé, le commerce et l’éthique, souhaite que la Commission d’accès à l’information évalue deux « tendances complètement inverses » concernant le contrôle de sa vie privée. « Aux États-Unis, on commence à penser à permettre aux patients de faire eux-mêmes commerce de leurs données personnelles », indique-t-il.

En Europe, à partir du mois de mai, les citoyens obtiendront au contraire le « droit à l’oubli ». « Ils pourront retirer leur consentement à ce qu’un certain ensemble de données personnelles soit utilisé et pourront voir leurs données effacées. » De quel côté le Québec voudra-t-il pencher ? « Les deux extrêmes posent leur lot de problèmes, pense le doctorant. Il n’y a pas de solution idéale. »

— Avec La Presse canadienne

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