Chronique

Le dire ou pas ?

Ce qui s’est passé dimanche soir au Gala Les Olivier entre Martin Matte et Éric Salvail n’était pas de l’« outing ». Ce qui a fait réagir le public sur les réseaux sociaux n’était rien d’autre qu’une blague facile et grasse comme les aiment la plupart de nos humoristes.

Reculons la cassette… Charles Lafortune et Éric Salvail font un sketch au cours duquel ils se demandent ce qu’ils vont dire dans leur spectacle afin de vendre des billets. « On va faire comme tous les humoristes dans la salle. On va parler de nos femmes », dit Charles Lafortune. Air médusé de Salvail. Lafortune ajoute : « Tu feras des jokes sur la mienne. » Rires du public.

Précisons que ce sketch a été approuvé par Éric Salvail. C’est lui qui le joue. Le sous-entendu – qu’il n’a pas de femme dans sa vie – est volontaire et est là pour faire rire.

Deux minutes plus tard, Martin Matte monte sur scène cueillir son trophée et dit à Éric Salvail : « Comme ça, on a appris que tu es gai. » Hilarité générale dans la salle, rire jaune et crispé d’Éric Salvail et perplexité de ma part. Pourquoi, tout à coup, Salvail la trouve moins drôle ?

Depuis des années, l’animateur, qui se permet des questions indiscrètes et impertinentes à ses invités, multiplie les allusions sur son orientation sexuelle. Et quand vient le temps d’appeler un chat, un chat, il le prend mal.

Hier, à son émission Éric et les fantastiques sur ÉNERGIE, Éric Salvail est revenu sur cette blague qui concernait sa « vie privée » après que ses collègues Mélanie Maynard, Renée-Claude Brazeau et Mike Ward eurent tous dit que la répartie de Martin Matte était maladroite. Il a dit qu’il n’était pas « fâché », mais qu’il avait été « surpris », avant de refermer la porte rapidement sur le sujet.

Bref, ce qui a été perçu comme de l’« outing » n’en était pas. Un « outing » frappe quelqu’un qui a toujours réussi à cacher son homosexualité au grand public ou à son entourage. Souvent, l’« outing » naît d’un esprit de vengeance. Et, fait encore plus surprenant, l’« outing » provient souvent d’homosexuels eux-mêmes. Les dix députés italiens « outés » en 2011 par une association LGBT pour avoir voté contre une loi visant à combattre l’homophobie sont un bon exemple de cela.

Cet épisode nous renvoie à l’épineuse question des personnalités publiques et de l’homosexualité. Doivent-elles l’afficher ?

Que craint un artiste, un animateur ou un chanteur qui en parle ouvertement ? De perdre l’amour d’une partie de son public ? De ne plus avoir de contrats ? D’être confiné à des rôles de gai pour le reste de ses jours ? Je crois sincèrement que ces gens redoutent surtout la réaction de leurs patrons ou de leur imprésario. C’est eux qui ont le pouvoir. C’est eux qui vont décider si madame Legault de Drummondville aimera encore leur poulain. Et vous savez quoi ? Ils vont décider cela sans même consulter madame Legault.

C’est vrai que les Québécois font preuve d’une rare ouverture à l’égard de l’homosexualité. Mais cette tolérance demeure fragile. Invités à parler de la version opératique des Feluettes au micro de La soirée est (encore) jeune dimanche, Michel Marc Bouchard et Serge Denoncourt ont évoqué le cas de nombreux abonnés de l’Opéra de Montréal mécontents du choix de cette histoire d’amour entre deux hommes dans l’actuelle saison. Bouchard et Denoncourt ont raison de souligner cette fragilité.

J’ai longtemps cru que parler de son homosexualité ne regardait personne et était une affaire ultra-privée. Je ne le pense plus. Quand j’apprends qu’en 2016, une jeune Belge de 16 ans, Madison, a dû quitter l’école à la suite d’une agression homophobe – on lui a brûlé les cheveux en lui disant « tu vas crever » –, quand je lis qu’à Tunis des commerces affichent sur leur devanture des messages interdisant l’accès aux homosexuels, quand j’apprends que des citoyens saoudiens pourraient être condamnés à la peine capitale pour avoir révélé leur homosexualité sur l’internet, quand j’entends que deux jeunes hommes qui s’étaient donné un baiser avant d’entrer dans un bar d’Hochelaga-Maisonneuve se sont fait tabasser par deux fous furieux, je me dis qu’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir.

Et ce n’est pas en faisant semblant que l’homosexualité n’existe pas qu’on règle le problème. Hier, à l’émission Éric et les fantastiques, Mélanie Maynard a raconté qu’à la suite de la blague de Martin Matte, des gens ont traité Éric Salvail de « tapette » et de toutes sortes de noms sur les réseaux sociaux. Bref, elle nous disait que le gag de Martin Matte avait alerté les morons. Vous ne trouvez pas qu’on tourne en rond ?

Si on mettait autant d’énergie à s’attaquer au problème de l’homophobie qu’on en a mis, ces derniers jours, à protéger la liberté d’expression des humoristes, dieu que les choses avanceraient vite. Mais bon, ça fait de moins bonnes émissions de télévision.

Le hasard fait que cette chronique est publiée le 17 mai, Journée mondiale de lutte contre l’homophobie. Profitons de l’occasion pour rendre hommage aux personnalités et aux artistes qui, un jour, ont fait preuve de franchise envers le public. Et envers eux-mêmes.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.