Affaire SNC-Lavalin

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Les députés libéraux ont expulsé de leur caucus hier les anciennes ministres Jody Wilson-Raybould et Jane Philpott dans la foulée de l’affaire SNC-Lavalin. « Le lien de confiance est rompu », a affirmé le premier ministre Justin Trudeau.

Affaire SNC-Lavalin

Un enregistrement secret qui fait déborder le vase

Ottawa — Ébranlé depuis des semaines par l’affaire SNC-Lavalin, qui amène presque chaque jour un rebondissement, Justin Trudeau cède à la pression de ses troupes et chasse des rangs libéraux les ministres démissionnaires Jody Wilson-Raybould et Jane Philpott.

Cherchant à tout prix à mettre fin à l’hémorragie qui paralyse son gouvernement depuis l’éclatement de la controverse, le 7 février dernier, le premier ministre s’est adressé à ses députés en soirée hier lors d’une réunion extraordinaire du caucus libéral. « Le lien de confiance est brisé », a affirmé Justin Trudeau, d’un ton solennel et calme.

« Qu’il s’agisse d’enregistrer des conversations sans consentement ou d’exprimer à répétition son manque de confiance envers notre gouvernement ou envers moi-même en tant que chef, il était devenu évident que Mme Wilson-Raybould et Mme Philpott ne pouvaient plus faire partie de l’équipe libérale », a-t-il poursuivi.

Le premier ministre a ainsi acquiescé à la demande de plus en plus pressante des députés libéraux qui souhaitaient que leurs deux anciennes collègues soient expulsées du caucus. M. Trudeau a d’ailleurs rencontré hier les présidents des différents caucus régionaux pour prendre le pouls de son équipe.

La diffusion vendredi dernier d’une conversation téléphonique entre l’ancienne ministre de la Justice et le greffier du Conseil privé, Michael Wernick, enregistrée à son insu par Mme Wilson-Raybould, a fait déborder le vase.

Chez les libéraux, le geste de l’ex-ministre a été dénoncé avec véhémence dès la rentrée parlementaire, lundi.

« Si un politicien enregistre secrètement une conversation avec quelqu’un, c’est mal. Quand un membre du cabinet enregistre secrètement un fonctionnaire, c’est mal. Et lorsque c’est la procureure générale du Canada qui enregistre secrètement le greffier du Conseil privé, c’est inadmissible », a tranché le premier ministre, en appuyant ses mots.

Wilson-Raybould n’a « aucun regret »

Jody Wilson-Raybould, qui avait plus tôt en journée adressé une longue lettre au président du caucus national pour convaincre ses collègues de ne pas l’expulser, n’a pas attendu le début du discours de Justin Trudeau, préférant elle-même confirmer sur Twitter le sort qu’il lui avait réservé.

« Je viens d’être informée par le premier ministre que je suis expulsée du caucus libéral et que je ne pourrais pas être candidate pour le Parti libéral du Canada dans Vancouver-Granville lors de l’élection de 2019. À suivre… », a-t-elle écrit alors que tout le monde à Ottawa attendait que Justin Trudeau mette fin au suspense.

En soirée, l’ancienne ministre a voulu remercier son équipe et ses électeurs qui l’ont soutenue dans sa « nouvelle manière de faire de la politique ». Elle a ajouté partir « la tête haute » et n’avoir « aucun regret ».

« Je peux me regarder dans le miroir en sachant que j’ai fait ce qu’il fallait en me basant sur mes principes et mes valeurs. »

— Jody Wilson-Raybould

Des attaques mensongères, dit Philpott

De son côté, l’ex-présidente du Conseil du Trésor Jane Philpott s’est tournée vers sa page Facebook pour communiquer son « profond découragement » que le verdict soit tombé sans qu’on ne lui laisse l’occasion de s’adresser au caucus national.

« J’ai été publiquement accusée par des gens au caucus de n’avoir pas été loyale, d’avoir voulu faire tomber le premier ministre, d’avoir des motifs politiques, d’avoir été influencée par mon lien d’amitié avec Jody Wilson-Raybould », a-t-elle regretté.

« Ces attaques sont fondées sur des inexactitudes et des mensonges. Je n’ai pas [déclenché] la crise qui afflige le parti du premier ministre. Jody Wilson-Raybould non plus », a ajouté Mme Philpott dans la même publication.

L’ancienne ministre persiste et signe : « plusieurs personnes ont tenté d’exercer des pressions indues », et au lieu d’« admettre ce fait », de « s’excuser pour ce qui s’est produit », on a « attaqué la crédibilité de Jody Wilson-Raybould ».

Celle qui jouissait d’un énorme capital de respect et de sympathie tant chez les libéraux que chez les partis de l’opposition a laissé entendre dans ce long message qu’elle ne se représenterait peut-être pas en 2019.

Soupir de soulagement

Le discours du premier ministre Trudeau, qui a été télédiffusé en direct, a été fort bien accueilli par ses troupes, qui l’ont applaudi et ovationné. Au sortir de la réunion, plusieurs membres du caucus ont poussé un soupir de soulagement.

Si elle s’est dite « profondément convaincue » que l’on pouvait désormais tourner la page, la ministre de la Francophonie, Mélanie Joly, a concédé que l’affaire aurait pu être « mieux gérée », notamment parce qu’« on a vraiment pris du temps à prendre la décision ».

La ministre de l’Agriculture, Marie-Claude Bibeau, que l’on avait sentie particulièrement exaspérée ces derniers temps, s’est pour sa part réjouie que le gouvernement puisse enfin « mettre le focus » ailleurs.

« Il n’y a pas eu d’ingérence politique dans le système de justice. Il n’y a pas eu de corruption », s’est-elle exclamée.

« L’opposition, les conservateurs tout particulièrement, font de la désinformation qui est absolument indécente, inacceptable ! »

— Marie-Claude Bibeau, ministre de l’Agriculture

Et l’opposition officielle se couvre aussi de ridicule en exploitant cette affaire afin de traiter Justin Trudeau de « faux féministe », voire de misogyne, a déploré la ministre de l’Environnement, Catherine McKenna. « Ce n’est pas un enjeu féministe ; c’est franchement insultant, surtout pour Jody Wilson-Raybould et Jane Philpott », a-t-elle signalé à La Presse en sortant de la salle de réunion du caucus.

D’ailleurs, selon nos informations, le choix de M. Trudeau de trancher le sort de Mme Wilson-Raybould et de Mme Philpott hier soir plutôt que lors de l’habituelle réunion du caucus national le mercredi ne serait pas étranger à l’activité « Les héritières du suffrage », alors que 338 jeunes femmes prendront place à la Chambre des communes, aujourd’hui.

Au Parti libéral du Canada, on a senti le besoin de mobiliser la base militante après ces semaines éprouvantes. La présidente du parti, Suzanne Cowan, a fait parvenir aux membres libéraux un courriel pour relayer le discours du premier ministre.

L’avis secret du ministère de la Justice divulgué

Le ministère de la Justice a rendu publique hier une ébauche d’avis juridique portant sur les conséquences potentielles d’une condamnation au criminel pour SNC-Lavalin et dont l’ex-ministre Jody Wilson-Raybould avait refusé la transmission. La sous-ministre de la Justice, Nathalie Drouin, l’avait préparé à l’intention du greffier du Conseil privé, Michael Wernick. « Cet avis n’a pas été fourni au Bureau du Conseil privé à la demande du bureau de la ministre », avait témoigné la sous-ministre Drouin. L’ébauche consiste essentiellement en un tour d’horizon des risques potentiels d’une condamnation et des avantages liés à la conclusion d’un accord de réparation. Au Bloc québécois, où l’on avait demandé à l’obtenir, on est resté pantois, hier. « On ne comprend pas pourquoi Jody Wilson-Raybould a refusé que sa sous-ministre fasse parvenir cet avis au Conseil privé. […] La vérité, c’est que son idée de ne pas conclure un accord de réparation était faite et que personne ne la ferait changer d’avis », a déclaré à La Presse le député bloquiste Rhéal Fortin. 

— Mélanie Marquis, La Presse

Échanges acrimonieux entre Butts et Wilson-Raybould

Des échanges de textos et des notes de Gerald Butts, ex-secrétaire principal du premier ministre, ont été publiés hier sur le site web du comité parlementaire de la justice hier. Les documents démontrent que la ministre démissionnaire était outrée qu’on la dépouille de son portefeuille à la Justice, son « emploi de rêve », lors du remaniement du 14 janvier dernier. « Le moment pour “m’écarter” de là […] est terriblement mal choisi », a écrit Mme Wilson-Raybould au bras droit de Justin Trudeau le 8 janvier 2018 – à ce moment, une communauté autochtone manifestait contre un oléoduc en Colombie-Britannique. Le même jour, Gerald Butts lui a répondu. Le premier ministre a « pris une initiative extraordinaire (et unique d’après mon expérience) en vous offrant d’autres fonctions au Cabinet, parce que vous étiez incapable d’assumer le ministère des Services aux Autochtones. » De cordiaux, voire amicaux, les échanges sont devenus plus tendus alors que la date du remaniement approchait. « Sachez que je serai prête pour demain. Et je connais les raisons à l’origine de ce qui arrive », a écrit la députée de Vancouver-Granville la veille du remaniement à Rideau Hall.

— Mélanie Marquis, La Presse

Réactions des partis d’opposition

« Aujourd’hui, les députés libéraux ont fait connaître leur position aux Canadiens. Ils ont choisi de condamner des collègues qui ont dit la vérité et de soutenir un premier ministre qui est embourbé dans le scandale. Le message qu’ils ont envoyé aujourd’hui est clair : si vous dites la vérité, il n’y a pas de place pour vous au Parti libéral du Canada. » 

— Andrew Scheer, chef du Parti conservateur du Canada

« Mme Wilson-Raybould voulait faire de la politique autrement : en plaçant l’intérêt du public devant celui du Parti libéral. Aujourd’hui, Justin Trudeau nous a montré exactement ce qu’il pense de l’intégrité. […] Jane Philpott a aussi été éjectée du caucus libéral parce qu’elle a osé critiquer Justin Trudeau et son entourage. Justin Trudeau pense faire oublier le scandale d’ingérence de son bureau de cette façon. » 

— Jagmeet Singh, chef du NPD, sur Twitter

Affaire SNC-Lavalin

La leçon d’obstruction des conservateurs

Debout, seul, le député parle. Et parle encore, dans l’écho de la salle presque vide. Il s’interrompt pour une gorgée d’eau. Puis reprend la parole.

À peu de choses près, on croirait assister à une diffusion en boucle d’un épisode d’Infoman. Mais le monologue du député Pierre Poilievre, qui dure depuis lundi matin et qui pourrait encore s’étirer jusqu’à demain, n’a rien d’une blague. Il est même en phase parfaite avec les gestes d’obstruction des activités parlementaires faits depuis quelques semaines par le Parti conservateur.

L’affaire SNC-Lavalin a en effet réveillé une flamme rebelle chez les députés de l’opposition officielle. On en a eu un avant-goût il y a deux semaines : alors que le ministre des Finances devait s’adresser à la Chambre des communes pour défendre son budget, les représentants conservateurs ont multiplié les interventions procédurales pendant une heure pour retarder son discours, avant de chahuter au point d’enterrer la voix du ministre Bill Morneau lorsque celui-ci a finalement pris la parole.

Le lendemain, les troupes d’Andrew Scheer inscrivaient 257 votes au feuilleton et forçaient du même coup les parlementaires à se soumettre à un marathon de plus de 30 heures en chambre sans interruption.

Et nous voilà finalement au discours-fleuve de Pierre Poilievre, reconnu sur la colline du Parlement pour sa capacité à s’exprimer à l’infini, sans notes. Depuis deux jours, il est là du matin jusqu’à l’heure du souper – avec une pause pendant la période de questions – à dénoncer sans relâche les agissements du gouvernement Trudeau dans l’affaire SNC-Lavalin, promettant de s’interrompre seulement si le premier ministre donnait le feu vert à une enquête sur cette saga. Il se permet quelques digressions, mais revient systématiquement à son point de mire.

« C’est le rôle de l’opposition de faire tout ce qu’elle peut pour attirer l’attention. »

— Philippe Lagassé, spécialiste du système parlementaire britannique et professeur à l’Université Carleton

« Ça sert uniquement à s’assurer qu’on ne discute pas du budget ni des projets de loi, mais juste de l’ancienne ministre [Jody Wilson-Raybould] et de la controverse », dit M. Lagassé.

Dans les règles

Pierre Poilievre ne brise pourtant aucune règle puisque le protocole prévu aux Communes accorde à la première opposition un temps de parole illimité pendant les quatre jours alloués au débat sur le budget.

À ce compte, les conservateurs n’ont rien inventé, insiste Jean-François Godbout, professeur de sciences politiques à l’Université de Montréal et expert en institutions politiques canadiennes. Selon lui, cette période de débat est même assez rarement consacrée… au budget.

« C’est, historiquement, une occasion de parler de griefs contre le gouvernement », dit-il.

Cette tradition remonte même aux années où la monarchie avait encore préséance sur le Parlement britannique. Le roi d’Angleterre devait alors écouter les « grievances before supply » des représentants de la population avant de faire approuver ses décisions financières.

En outre, ajoute M. Godbout, jusqu’au début du XXe siècle, les oppositions avaient passablement d’outils pour s’imposer dans le débat. Les élections fédérales de 1896 et 1911 ont même été provoquées après des obstructions complètes des travaux parlementaires.

Toutefois, les règles imposées aux Communes au fil des années et les pouvoirs conférés au parti élu – notamment le bâillon et la clôture pour imposer un vote – ont graduellement réduit le pouvoir de nuire des oppositions minoritaires.

Leurs occasions de s’imposer se sont donc raréfiées, si bien que des circonstances comme le débat sur le budget deviennent des prétextes pour « ralentir le rouleau compresseur que représente l’agenda du gouvernement dans les travaux parlementaires », poursuit M. Godbout.

Pierre Poilievre n’en est d’ailleurs pas à son premier rodéo. Le jour même du dépôt du budget, le 19 mars, alors que tous ses collègues conservateurs s’étaient retirés de la chambre en signe de contestation face au gouvernement, il était resté seul de son camp pour terminer le débat en cours.

Il n’est donc pas étonnant que les conservateurs aient une fois de plus envoyé « leur meilleur joueur » pour monologuer devant les Communes désertes, estime Philippe Lagassé.

« Il est doué pour les discours, pour tout ce qui entoure la performance parlementaire. »

— Philippe Lagassé, professeur à l’Université Carleton

M. Poilievre a décliné notre demande d’entrevue, hier.

Des précédents

Le Nouveau Parti démocratique (NPD) y a lui aussi mis du sien au cours des dernières années pour obstruer les travaux du Parlement. En 2012, le député Peter Julian livrait un discours de 12 heures étalé sur quatre jours. Et l’année précédente, le parti, alors mené par Jack Layton, avait forcé la tenue d’un débat-marathon de 58 heures, débattant jour et nuit jusqu’à l’adoption d’une loi spéciale forçant les employés de Postes Canada à rentrer au travail.

Il est néanmoins difficile de mesurer les effets réels de ces tactiques d’obstruction du Parlement, concluent nos deux experts.

« Ils feraient quoi, de toute façon ? s’interroge Philippe Lagassé. C’est leur rôle de continuer à s’assurer que les Canadiens portent encore attention à cette question-là [SNC-Lavalin]. On ne sait pas si ça fonctionne, mais ils montent dans les sondages et on parle d’eux aux nouvelles. »

Jean-François Godbout soulève pour sa part l’hypothèse que ce n’est pas tant la population en général qui est visée par les mesures de visibilité, mais bien la base conservatrice.

« Est-ce que ça intéresse le monde ? Probablement pas. Mais si le but est de mobiliser les conservateurs, ils vont entendre le message. Peut-être bien que c’est à ce niveau-là que ça va se jouer. »

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