pour une presse forte

Métier : chroniqueur

La Presse n’aurait pas l’influence qu’elle a dans la société québécoise sans l’apport considérable de son équipe chevronnée de chroniqueurs. Réflexions croisées sur le métier, les médias et l’opinion. Par Yves Boisvert, Rima Elkouri et Patrick Lagacé.

Yves Boisvert : C’est quoi, une chronique, à la fin ? C’est un point de vue. Un angle personnel sur l’actualité, l’époque… C’est parfois une chose que j’essaie de m’expliquer et d’expliquer ensuite. C’est aussi un commentaire, évidemment. Une opinion. Quand j’essaie d’expliquer comment je vois le métier de « faire de l’opinion » comme chroniqueur, je retourne à une vieille définition de ce que les Anglais appellent le fair comment.

Le commentaire loyal, comme dit la traduction un peu plate, est une défense dans les poursuites en diffamation. C’est une opinion (1) sincèrement entretenue (2) sur un sujet d’intérêt public (3), qui peut blesser ou choquer, mais qui est fondée sur des faits vérifiés (4) ; à partir de ces faits, on peut conclure différemment. On peut avoir différentes opinions. Mais pas n’importe laquelle. L’opinion doit être une des conclusions qu’on peut logiquement tirer des faits.

Bref, on en revient toujours aux faits, qui sont le fondement de toute chronique un peu valable…

Rima Elkouri : Dans le même esprit, quand je pense à ce qui doit sous-tendre la chronique, je retourne souvent à cette formule du sénateur américain Daniel Patrick Moynihan, qui disait : « Chacun a le droit à sa propre opinion, mais pas à ses propres faits. » Pour qu’une chronique d’opinion soit autre chose que du vent, pour qu’elle éclaire le débat public, c’est fondamental qu’il y ait d’abord cet ancrage dans les faits. On ne cesse pas d’être journaliste le jour où on devient chroniqueur.

Patrick Lagacé : Il y a surabondance d’opinions. Quand j’ai commencé comme reporter au Journal de Montréal, il devait y avoir quatre ou cinq chroniqueurs maison qui donnaient leur opinion. Idem à La Presse. Le nombre de chroniqueurs a explosé partout. Il y a un piège dans cela : celui de réduire la chronique au mode du « Moi, j’pense que… ».

Le modèle de chronique de La Presse+ tente d’éviter ce piège : les chroniqueurs maison sont payés pour fouiller, pour prendre leur calepin et noter les réponses qu’ils récoltent quand ils posent des questions, ils sont payés pour se frotter au réel. Ils sont payés pour donner leur point de vue sur des histoires qu’ils ont bien souvent trouvées et développées eux-mêmes. La plupart des chroniqueurs maison de La Presse ont été des journalistes de terrain avant d’être des chroniqueurs. Plusieurs de nos patrons ont été journalistes et ont été chroniqueurs. Cette expertise du terrain, de l’épreuve des faits est une valeur ajoutée pour le lecteur, un antidote au piège à ours de la chronique qui se résume à « Moi, j’pense que… ».

Y.B. : La surabondance des opinions pose deux autres pièges. Le premier, assez évident, est la tentation de crier plus fort. En rajouter une couche, faire de l’effet, c’est la tentation permanente du genre. Une petite voix me dit quand la mauvaise foi rôde derrière les points d’exclamation… La formule est bien frappée, mais injuste.

L’autre piège, plus nouveau, c’est celui de l’acharnement par effet de répétition. S’il y a déjà eu sept chroniques pour « planter » un politicien qui a dit une connerie, je n’en ferai pas une huitième pour dire la même chose autrement. La simple accumulation des commentaires, même justes, produit un effet d’assommoir. Tout devient vite hors de proportion. On n’est pas systématiquement obligé de commenter « l’affaire » du jour, en fait je dirais qu’on a le devoir d’aller voir ailleurs, ou autrement.

R.E. : Je me souviens d’une chronique de Foglia, qui date de 1995, où il comparait les opinions émises dans les médias à autant de cloches d’église qui sonnent midi, chacune leur tour. Chacune sonne « son » midi, jamais de façon tout à fait juste. En commentant l’actualité, il avait l’impression d’être cette cloche qui sonne parfois un peu avant, parfois un peu après, un peu à côté des cloches de l’église Nathalie Petrowski, de l’église Richard Martineau ou de l’église Lise Bissonnette.

Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il y a tellement de cloches que c’est juste un tintamarre. Oui, il y a surabondance. D’où l’importance de se demander, comme tu nous encourages à le faire, Yves : cette énième opinion sur ce sujet que tout le monde a déjà commenté, en a-t-on vraiment besoin ? Éclaire-t-elle vraiment le débat ? Apporte-t-elle quelque chose de neuf ? Ou est-ce juste une cloche de plus, qui ajoute au tintamarre ?

P.L. : Je ne sais pas comment ça marche ailleurs, pour l’arbitrage des chroniques, pour déterminer quel chroniqueur fait quel sujet. Des journaux américains annoncent en temps réel, par exemple, quels textes sont les plus lus, ce que je vois comme un incitatif à me préoccuper de mes statistiques de façon indue. À La Presse, je n’ai jamais senti de pression pour faire du chiffre, pour aller sur le sujet « piège à clics » sur lequel je n’ai rien à dire, mais pour lequel je vais attirer un maximum de réactions parce que le sujet est polarisant.

Cette absence de pression – on ne nous fait jamais part de nos statistiques de lecture – me permet d’aller vers le sujet en fonction du critère bien subjectif de ce que je considère comme important… Pas de mes stats de lecture. Ça ne veut pas dire de ne pas écrire sur ces sujets polarisants. On le fait, bien sûr. Mais on peut aussi se concentrer sur d’autres sujets, tout aussi importants mais moins chauds.

R.E. : Le pouvoir de la chronique, c’est aussi parfois de rendre chauds des sujets de l’ombre. Souvent des sujets complexes et douloureux qui devraient interpeller davantage les pouvoirs publics. D’analyser en profondeur ce qui est passé inaperçu. Ou de revenir à la base du métier qui est d’aller sur le terrain et de raconter une histoire. Un scandale oublié, une vie ordinaire extraordinaire, des héros anonymes…

La plupart du temps, ces chroniques à contresens de l’actualité ne changent rien à la réalité. On est témoin. On ne fait que raconter. Mais une fois de temps en temps, sans trop savoir pourquoi, il arrive que la chronique contribue à changer la vie des gens dont on raconte l’histoire ou provoque une réelle réflexion. Et, au moins pour une journée, on se sent un peu moins inutile.

Y.B. : L’ancien maire de Montréal-Nord, feu Yves Ryan, m’a expliqué avoir quitté le journalisme pour la politique municipale parce qu’il en avait assez de « donner des grands coups d’épée dans l’eau ». Il arrive tout de même, enfin c’est ce que je me dis, qu’après un coup d’épée dans l’eau, une éclaboussure rafraîchisse…

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