La réédition

Ressusciter du cimetière des livres oubliés

Il y a une dizaine d’années, dans son populaire roman L’ombre du vent, l’écrivain Carlos Ruiz Zafón a créé une image forte : le « cimetière des livres oubliés », gigantesque bibliothèque fantôme où se seraient réfugiés tous les ouvrages tombés dans l’oubli au fil des siècles. Or, depuis quelque temps, plusieurs jeunes maisons d’édition européennes se font un devoir d’exhumer – c’est-à-dire de publier ou de rééditer – de tels livres. Pourquoi, alors qu’il n’y en a bien souvent que pour la nouveauté à chaque rentrée littéraire et dans les médias ?

En combinant les nouveautés littéraires lancées à l’automne et à l’hiver, on frôle habituellement les 1500 « nouveaux » livres tous les ans, en France seulement ! Ajoutez à cela tous les livres tombés dans le domaine public qui jouissent d’une numérisation dans les grandes bibliothèques de ce monde. Cela n’empêche pas quelques jeunes maisons d’édition de proposer des ouvrages qui ne sont pas nouveaux… mais novateurs. Des livres oubliés, mais indéniablement dignes d’être déterrés. En grand format et dotés de couvertures magnifiques, qui plus est !

Un exemple ? En France, les Nouvelles Éditions Wombat viennent de lancer le roman satirique Bienvenue à Mariposa, de l’écrivain (canadien !) Stephen Leacock, publié d’abord… en 1912. Le quotidien Le Monde a souligné la chose en long et en large sur toute une page, en novembre dernier.

EN FRANCE

Pourquoi un tel intérêt pour ces livres « oubliés » ? « La culture, c’est une succession d’œuvres », répond Valérie Millet, directrice générale des Éditions du Sonneur, fondées en 2005, qui publient notamment des inédits de Charlie Chaplin et Jack London. « La littérature d’aujourd’hui ne peut exister sans celle d’hier, dit-elle. Pour cause d’amnésie éditoriale, de contingences logistiques, de problèmes financiers, certaines œuvres sont tombées dans l’oubli alors qu’elles ont de véritables résonances aujourd’hui, notamment par leur thématique. »

Les Éditions du Sonneur, dont la magnifique « Petite collection » fait un malheur (de brefs textes souvent parus dans des périodiques, trop courts pour faire un « vrai » livre), ont ainsi publié dernièrement Du péril de l’ignorance, un discours écrit par Victor Hugo en 1848. « Hugo y dénonce les coupes budgétaires dans les arts et les sciences. C’est encore malheureusement d’actualité, dit Mme Millet. Quant à un ouvrage comme La paresse, de Joseph Kessel (publié d’abord en 1929), que dire sinon que la paresse sera de tout temps d’actualité ! » 

Même écho aux éditions Monsieur Toussaint Louverture, qui publient notamment Ken Kesey, Riddley Walker, Russel Hoban et autres auteurs anglo-saxons méconnus, souvent faute d’une traduction française.

« Quand j’ai créé les éditions Monsieur Toussaint Louverture (en 2004), explique Dominique Bordes, c’était d’abord pour me concentrer sur la littérature contemporaine inconnue, celle qui passait sous le radar. Mais très vite j’ai réalisé qu’énormément de livres étaient restés sous le radar AVANT, il y a des années, et qu’ils méritaient d’être portés au grand jour. Oui, ce sont parfois des livres plus difficiles, dont la traduction n’est d’ailleurs pas aisée. Mais ils finissent par atteindre même le public qui ne va pas nécessairement en librairie. »

C’est le cas de Karoo, de Steve Tesich, redécouvert grâce aux éditions Monsieur Toussaint Louverture : le livre a connu un tel succès médiatique et public qu’il est désormais re-re-publié en format poche, dans la collection Points !

Le cas des Nouvelles Éditions Wombat (créées en 2010) est particulier : si la maison publie quelques auteurs contemporains (notamment japonais), elle se spécialise aussi dans la réédition ou la publication de littérature humoristique et satirique. C’est chez Wombat qu’on peut lire les Anglo-Saxons Stephen Leacock et S.J. Perelman, les auteurs phares d’Hara-Kiri ou de Charlie Hebdo (dont l’inénarrable Delfeil de Ton) et autres écrivains satiriques (Roland Topor…).

« Lorsqu’un texte ancien, en particulier d’humour, résiste à ce point au temps comme c’est le cas pour Stephen Leacock ou pour les grands comiques du New Yorker (Benchley, Perelman, Thurber, Cuppy) et de Mad, c’est qu’il s’agit de classiques qui peuvent faire rire toutes les générations. »

— Frédéric Brument, éditeur érudit et estimé de Wombat 

AU QUÉBEC

Si, en France, les ouvrages et auteurs oubliés sont (re)publiés souvent parce qu’ils n’existaient pas en version française, ou uniquement dans une traduction désuète, ou pour répondre à la demande de lectorats assez pointus, le Québec tend plutôt à republier ses classiques, pas ses oubliés. Pourquoi ? Parce que notre littérature est encore jeune (le premier roman « canadien-français », L’influence d’un livre, a été publié en 1837), que notre marché n’est pas immense, que les droits sur l’œuvre de certains auteurs québécois appartiennent à des éditeurs hors Québec…

« Et la France a une grande tradition de réédition de textes importants, que ce soit Don Quichotte, le Coran ou l’œuvre de Freud, constamment republiés dans de nouvelles traductions, souligne Pascal Assathiany, des éditions du Boréal. Au Québec, le contexte n’est pas tout à fait le même. Mais, peu à peu, cette idée de transmission littéraire fait son chemin. »

Ainsi, depuis deux ans, Michel Vézina, à la tête des jeunes maisons Coups de tête et Tête première, a fait un geste courageux en publiant les cinq romans d’Emmanuel Cocke, jeune auteur d’origine française installé au Québec dans les années 60. Ses étonnants romans (Louve Storée, Sexe-fiction…), écrits à Montréal entre 1970 et 1973, étaient épuisés, introuvables depuis des décennies. 

Pourquoi les rééditer aujourd’hui ? avait demandé La Presse à Michel Vézina, à la sortie de ces romans. « J’ai publié Cocke pour qu’il ne sombre pas dans l’oubli, avait-il répondu. Pour que l’importance de sa contribution ne disparaisse pas. Pour qu’on sache que ça se peut, écrire de même ! »

Le prix Hervé-Foulon

Remis pour la première fois en 2013, destiné exclusivement aux auteurs québécois encore vivants, le prix Hervé-Foulon du livre oublié trouve sa source, justement, dans le livre de Carlos Ruiz Zafón et son fameux « cimetière des livres oubliés ».

« C’est en lisant ce livre qu’Hervé (l’éditeur québécois et mécène Hervé Foulon) a eu l’idée de créer un prix », explique l’écrivain, éditeur, professeur et journaliste Jacques Allard, par ailleurs président du jury de ce prix, associé aux Correspondances d’Eastman.

« Non, on ne fait pas une grande enquête sur le livre le plus oublié, ajoute-t-il avec bonhomie. On fait appel à un certain nombre de lecteurs – critiques littéraires, libraires, éditeurs –, on leur demande des suggestions de candidatures, on en reçoit une vingtaine, et le jury choisit. »

Les critères sont simples : un livre québécois dont la première édition date d’avant 2000 (« mais s’il a été réédité après 2000, il est admissible », explique M. Allard) et dont l’auteur est toujours vivant. « Pour que ce soit l’écrivain qui reçoive les 5000 $ du prix ! Si André Langevin ou Yves Thériault étaient encore vivants, ils seraient admissibles. »

Les trois finalistes du prix Hervé-Foulon 2015 ont été dévoilés il y a quelques semaines : Ce fauve, le bonheur, de Denise Desautels (publié à l’origine en 1998) ; Jos Carbone, de Jacques Benoit (son premier roman, publié en 1967, réédité en 2013) ; enfin, La mort de Marlon Brando, de Pierre Gobeil (1989).

Chaire de recherche

Autre espoir pour les livres et auteurs « oubliés » ou « méconnus », tant français que québécois : les recherches de François Ouellet, professeur de littérature à l’Université du Québec à Chicoutimi, qui a pour cela créé la Chaire de recherche du Canada sur le roman moderne. 

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.