Critique

Dans la jungle des vies

Le royaume des animaux

De Roland Schimmelpfennig

Mise en scène d’Angela Konrad

Au Quat’Sous jusqu’au 15 octobre

4 étoiles

Dans son dernier mot au programme à titre de directeur du Quat’Sous, Éric Jean qualifie Angela Konrad de metteuse en scène « sans compromis, capable de démesure et d’une immense théâtralité ». Et qui assume totalement ses choix artistiques, a-t-on envie d’ajouter.

Si vous aimez le théâtre innovateur qui brasse la cage du consensus social, courez voir cette création de LA FABRIK, en coproduction avec le Quat’Sous. Le royaume des animaux est un objet théâtral étrange et pénétrant. De prime abord, Roland Schimmelpfennig, l’un des dramaturges les plus réputés et joués en Allemagne, brouille les pistes et mêle les conventions pour nous provoquer, avant de nous happer dans son univers sauvage.

Sa pièce est une critique féroce de l’industrie culturelle. Une plongée dans les coulisses du spectacle, en forme de parabole sur le déclin de l’art. 

Il l’a écrite après avoir entendu, au café d’un théâtre londonien, un comédien et un metteur en scène se payer la tête d’un « ami » qui jouait dans Le roi lion. Le portrait que l’auteur trace du milieu des acteurs européens est à la fois cruel et désespéré. 

Son œuvre décapante peut se résumer avec une phrase, celle, célèbre, de Plaute : « L’homme est un loup pour l’homme ». D’ailleurs, Le royaume des animaux fait partie d’une trilogie de trois pièces sur l’animalité, publiée en 2007.

LE CARNAVAL DES ANIMAUX

Ici, l’animal humain fait partie d’une troupe d’acteurs. Depuis six ans, six à neuf fois par semaine, la troupe présente un musical, à la fois absurde et caricatural, intitulé Au royaume des animaux. Toute la première partie de la pièce de 95 minutes est une mise en abîme des préparatifs de la représentation théâtrale. On observe cinq acteurs se maquillant et se costumant en lion, en zèbre, en antilope… 

Le texte est fait de retours en arrière, de bonds en avant et de rebondissements, avec bribes de dialogues, des didascalies dites à voix haute. On plonge là-dedans comme on assiste à un curieux rituel, dont le sens nous échappe. Puis, au bout d’une heure, un nouveau personnage entre en scène. C’est la star du théâtre européen (jouée par un Éric Bernier au meilleur de sa forme). La vedette se trouve au mauvais endroit, au mauvais moment. Alors, peu à peu, les pièces de ce puzzle kafkaïen se placent. 

Avec ce tableau cruel des rivalités dans le monde du showbiz (qu’on peut transposer à plusieurs métiers), Angela Konrad a mis en scène un genre d’opéra-ballet post-moderne (la musique de Wagner joue un rôle important), un drame tragico-comique sur la déshumanisation de notre ère. Konrad s’est emparée brillamment de ce texte cinglant. Ses excellents comédiens nous le rendent avec brio, générosité et un total abandon. Le travail des concepteurs est impeccable, avec une mention aux éclairages magnifiques de Cédric Delorme-Bouchard.

Quelle bonne pièce de résistance qu’Éric Jean nous propose, à la veille de son départ du Quat’Sous (Olivier Kemeid lui succédera le 3 octobre). Saluons-le, chapeau bas !

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.