Chronique

Vivre avec le plein-emploi

Ce qui arrive sur le marché du travail – un nombre d’emplois qui passe de record en record, un taux de chômage comme on n’en a jamais connu – est tout à fait exceptionnel. Dans cette période marquée par le cynisme et le mécontentement, ça vaut la peine de s’arrêter une seconde pour reconnaître qu’il y a un endroit où les choses vont vraiment bien. En plus, dans le domaine, avec la santé, qui reste au sommet des priorités des citoyens. Mais il y a un autre côté à la médaille. Ces succès nous amènent sur un territoire nouveau. On se rapproche de ce qui, jusqu’à tout récemment, était un rêve lointain, le plein-emploi. Cela amène de nouveaux problèmes, surtout celui des pénuries de main-d’œuvre, ce qui nous imposera de repenser de fond en comble notre façon de concevoir le développement économique, et forcera nos politiciens à changer radicalement leurs pratiques et leur discours.

Un taux de chômage record

Avec un taux de chômage de 5,4 %, le Québec fracasse des records. C’est le plus bas taux de chômage du Canada après celui de la Colombie-Britannique. Le passage, étonnant, de 6,1 % à 5,4 % entre octobre et novembre, comporte toutefois un élément artificiel. Pour Statistique Canada, un sans-emploi n’est un chômeur que s’il cherche activement un emploi. Dans ce cas, il fait partie, comme les travailleurs, de la population active. En novembre, on ne sait pas pourquoi, 17 900 personnes ont quitté la population active, sans doute un blip statistique. Mais ça a donné 17 900 chômeurs de moins et ce taux de 5,4 %. Cela étant dit, sans cet accident statistique, si le taux d’activité était resté le même au lieu de baisser, le taux de chômage se serait plutôt établi à 5,8 %, ce qui aurait rejoint le record atteint en juillet.

Un retour dans le passé

Vous aurez remarqué que, d’un record à l’autre, on précise que les résultats sont les meilleurs depuis 1976. Ce n’est pas parce que les choses allaient merveilleusement bien avant, mais tout simplement parce que les séries statistiques que nous utilisons toujours ont débuté en 1976. Avant cela, les mesures du marché du travail reposaient sur une autre méthodologie avec différentes définitions. Ces vieilles séries statistiques, pas tout à fait comparables avec celles actuelles, nous disent qu’il y a déjà eu des taux de chômage plus bas que ceux que nous connaissons. Entre 1946 et 1953, il y a eu des taux de 4-5 %, mais il faut tenir compte du caractère particulier de l’économie d’après-guerre, et du poids encore important de la ruralité. Les taux ont également été plus bas que maintenant les trois années magiques qui ont précédé l’Expo 67. Mais il faut aussi tenir compte du fait que les taux d’activité féminins étaient alors deux fois plus bas que maintenant.

Le coup de pouce démographique

Il est vrai que la baisse du taux de chômage est facilitée par la démographie. À cause du faible taux de fécondité, il y a moins de nouveaux travailleurs qui rejoignent les rangs de la population en âge de travailler. Par exemple, la croissance de la population des 15 ans et plus n’a été que de 0,6 % entre novembre 2016 et novembre 2017, quand elle était presque le triple, 1,5 %, en Ontario. Sans une grande pression de nouveaux demandeurs d’emploi, il est pas mal plus facile de réduire le chômage. Pour cette raison, la tendance naturelle, dans les années à venir, sera de voir le taux de chômage baisser tout seul. Mais à l’inverse, sans un bassin important de travailleurs potentiels, il devient beaucoup plus difficile de créer des emplois, faute de candidats à proposer pour combler les besoins. Il y a donc quelque chose de remarquable à la création actuelle d’emplois. Malgré son handicap démographique, que l’on n’observe pas dans l’ensemble canadien, la croissance de l’emploi au Québec pour les 11 premiers mois de cette année dépasse celle de l’Ontario et du Canada.

Le discours politique

Il est difficile de dissocier le marché du travail du débat politique, parce que la création d’emplois est invariablement au cœur du discours des partis et encore plus parce que Philippe Couillard avait, lors de la dernière campagne, annoncé un objectif de 250 000 nouveaux emplois en cinq ans, soit 50 000 par année. Les partis de l’opposition, qui ont fait des gorges chaudes sur cette promesse, en parleront moins, parce que tout indique que cet objectif sera atteint. Le niveau d’emploi moyen pour les 12 mois de 2015, dépassait de 39 300 le niveau de 2014. Une hausse de 34 100 en 2016, et pour les 11 mois de 2017, une hausse de 86 300. Pour un total de 159 700 en trois ans. On ne retient pas 2014, qui était l’héritage du gouvernement précédent, avec une forte chute des emplois lors des premiers mois de l’année. On peut aussi regarder l’évolution de l’emploi de mois à mois. Entre mai 2014, le mois qui a suivi l’arrivée au pouvoir des libéraux, et novembre 2017, il s’est créé 221 400 emplois, en trois ans et demi. Tous à temps plein en moyenne, parce que le nombre d’emplois à temps partiel a baissé de 13 800 pendant cette période.

Le cercle vertueux

Mais pourquoi ? Quelle est la cause de ce succès, quand on sait que ce ne sont pas les gouvernements qui créent les emplois, du moins directement ? Une foule de facteurs ont joué, à commencer par les effets, qui finissent par se faire sentir, de huit ans de croissance. Des éléments plus récents ont soutenu cette croissance, notamment les baisses d’impôt fédérales, les dépenses d’infrastructures provinciales, une reprise des exportations et des investissements. Le climat y est certainement pour quelque chose, auquel contribue le gouvernement, ce que le ministre des Finances Carlos Leitão appelle un cercle vertueux – plus d’emplois, qui augmentent la confiance des entreprises et des consommateurs, ce qui soutient la consommation, ce qui crée des emplois, etc. Il faut noter que le phénomène n’est pas que québécois, car la croissance de l’emploi est également forte au Canada et que les taux de chômage sont très bas dans d’autres provinces.

La face cachée du plein-emploi

Le résultat, c’est que le Québec est presque en plein-emploi, une situation où le seul chômage qui subsiste est ce que l’on appelle le chômage frictionnel, les mouvements normaux de gens qui sont entre deux jobs. Mais à quel taux de chômage peut-on parler de plein-emploi ? Certains organismes le fixent à 5 %. Mais on voit bien, dans le cas du Québec, qui n’est pas loin de ce seuil, qu’il reste encore bien des chômeurs qui cherchent un emploi et n’en trouvent pas. Mais nous nous rapprochons du moment où le Québec se heurtera à un mur, quand il sera incapable de pourvoir les postes vacants. Ce moment se rapproche parce que le nombre de jeunes qui arrivent à l’âge de travailler est plus faible que le nombre de ceux qui arrivent à l’âge de la retraite : la population des 15 à 64 ans a ainsi commencé à baisser. Depuis juillet 2013, la baisse, modeste, a été de 26 400 personnes. Mais par contraste, ce groupe est toujours en croissance forte – 266 700 en Ontario et 504 800 dans le reste du Canada. Cette menace de pénuries n’est pas nouvelle, on l’observe depuis quelques années pour des régions, des industries, des emplois spécialisés. Avec un paradoxe, d’un côté des chômeurs qui ne trouvent pas d’emploi et de l’autre, des postes vacants pour lesquels il n’y a pas de candidats.

Il faut repenser le développement

Comment résoudre ces problèmes ? Par l’immigration. Par l’utilisation maximale du bassin de main-d’œuvre existant – garder les retraités au travail, mieux intégrer des portions de la population qui ne sont pas dans la population active – assistés sociaux aptes, autochtones, immigrants. Compenser les pénuries par la formation et la productivité – et donc éducation, formation, lutte contre le décrochage – pour qu’il y ait des travailleurs avec les aptitudes pour combler les besoins. Mais cela change complètement la donne. Ces défis nous forceront à changer radicalement nos façons de concevoir le développement économique. On n’a plus besoin de gouvernements qui créent des emplois, qui subventionnent des emplois. On a besoin de gouvernements qui préparent la main d’œuvre de demain et qui, dans les faits, créent des travailleurs, plutôt que des emplois. Mais ce sera un virage difficile, parce qu’en politique, promettre des emplois est plus vendeur que de promettre de la formation et des mesures d’adaptation de la main-d’œuvre !

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