Elkahna Talbi

Se choisir une identité

Elkahna Talbi a fait paraître en janvier dernier un magnifique recueil de poésie, Moi, figuier sous la neige, aux éditions Mémoire d’encrier. La slameuse, que l’on connaît sous le pseudonyme de Queen Ka, sera en spectacle le 26 avril à la maison de la culture Maisonneuve et participera à l’hommage La renarde, sur les traces de Pauline Julien, dans le cadre des Francos de Montréal, le 8 juin.

J’ai beaucoup aimé ton recueil, comment il illustre le métissage de deux cultures et comment tu as grandi entre le Québec et la Tunisie, le pays de tes parents. Tu sentais le besoin de coucher ça sur papier ?

Ces poèmes sont arrivés alors que je préparais un événement pour la Bibliothèque nationale avec Blaise [Borboën-Léonard, un musicien qui l’accompagne]. Il m’a dit : « C’est drôle, je ne savais pas que tu avais fait le ramadan. » Je lui ai répondu que j’avais jeûné jusqu’à l’âge de 22 ans. « As-tu fait la prière ? » Ben oui, ça m’arrivait, dans des moments importants. Il m’a dit : « C’est une partie de toi que je ne connais pas du tout. » Ça m’a inspirée pour un recueil, en creusant dans les souvenirs de l’enfance.

Pour parler de ton identité…

Oui, à travers ça. Mais je voulais vraiment essayer d’aller chercher ce regard-là, que souvent on oublie, de l’immigrant de deuxième génération sur son pays d’origine. On parle beaucoup de comment on regarde notre pays d’accueil, le pays où l’on est né et que nos parents ont choisi pour nous. Mais c’est rare que l’on parle de comment ça nous affecte. On est imprégnés du Québec. Quand je vais en Tunisie, je ne laisse pas le Québec à la douane. C’est ce regard-là que je voulais mettre en parallèle, avec le Québec et la Tunisie. C’est un recueil sur ce voyage constant là. Et vers la fin, il y a un peu plus de questionnement identitaire. Ma place est où dans tout ça ?

Est-ce que tu as un sentiment d’être étrangère aux deux pays ?

Le sentiment de ne pas se sentir chez soi m’a suivie tout le long de ma vie. J’ai davantage confiance aujourd’hui, mais à l’adolescence, j’avais l’impression que personne ne me ressemblait. Lorsque j’ai rencontré des Tunisiens de deuxième génération en Tunisie, pour apprendre l’arabe – c’est là que j’ai rencontré Monia Chokri pour la première fois –, j’ai vu des gens qui vivaient la même chose que moi. Le jour où j’ai décidé que je resterais à Montréal, je me suis choisi une identité. C’est ma maison. Il y aura toujours quelqu’un pour te dire que t’es pas chez toi, mais je n’ai plus de doute sur où c’est.

Ça doit être plus fréquent, depuis le 11-Septembre, de se faire dire : « Retourne dans ton pays. » Il y a eu une espèce de cristallisation de l’Arabe comme nouvelle figure hostile, le méchant qui remplace le communiste de la guerre froide…

Tout à fait. J’ai eu la chance de grandir dans les années 80. La majorité des gens ne savaient pas où c’était, la Tunisie. Ils pensaient que c’était en Asie, parce que ça rimait. Dans les années 90, avec la guerre en Irak, l’Arabe a été un peu plus en vue pour les mauvaises raisons. Je me demande souvent comment j’aurais émergé de tout ça si j’avais été adolescente après le 11-Septembre. Étant adulte, quand les gens m’abordent avec des préjugés, j’arrive à les défaire, à entrer en conversation et à être moins affectée personnellement. Dans les ateliers que je fais auprès des jeunes, si je vois qu’il y a beaucoup de Maghrébins, j’essaie de mentionner mes origines. Parce que mes poèmes en parlent rarement, autrement que dans le recueil. Je trouve ça important qu’on puisse rencontrer des gens qui représentent positivement notre culture d’origine dans la sphère médiatique. Même si je ne me sens pas obligée d’en parler non plus !

La ligne directrice du recueil est ce sentiment d’être tiraillée entre deux cultures. Quand tu vois dans l’actualité une jeune musulmane à qui l’on dit qu’elle ne pourra pas devenir policière parce qu’elle porte le voile, comment tu réagis ?

On arrive face à des histoires très isolées et il y a une telle réaction parce qu’on n’a pas tranché lorsque c’était le temps. C’est un exemple de ce qui va arriver sans arrêt. Il faut prendre des décisions. Après, moi, je ne me sens pas dans l’obligation de donner mon opinion politique par rapport à ça. Mais il y a eu la commission Bouchard-Taylor et rien n’a été fait ! On a déjà eu cette discussion, sur les clivages découlant des accommodements raisonnables. Les gouvernements n’ont pas pris de décisions. Ça donne le chaos. Les gens campent de plus en plus sur leurs positions. Et les différents camps en profitent parce qu’on est en période électorale.

C’est ce qui me dérange le plus. Cette instrumentalisation d’une fille de 17 ans à des fins opportunistes et électoralistes. Une première de classe de 17 ans qui veut juste être policière…

Il faut clarifier les règles. Et agir en conséquence. En faisant des accommodements ou pas. Il a vraiment fallu que je regarde de près sa photo pour voir que c’était un voile. Elle le porte comme un bandeau. C’est un sujet délicat. Et c’est le cheval de bataille de bien des partis pour gagner des votes. C’est ça qui m’enrage ! On prend en otage toute une communauté pour faire des gains politiques.

En opposant les uns aux autres…

Les cicatrices de tout ça vont être très profondes. C’est ce qu’on ne réalise pas. Ça fait énormément de dommages à la société. Surtout qu’on est bombardés de ça tous les jours dans les médias. Et plusieurs prennent des opinions ou des lignes éditoriales pour des vérités.

Je voulais aussi te parler de l’attentat de Québec, et du procès d’Alexandre Bissonnette. Est-ce que ça te touche plus intimement que d’autres parce que plusieurs des victimes sont maghrébines ?

Mon recueil était déjà écrit quand l’attentat s’est produit. Je le dis pour qu’on n’interprète pas ce que j’ai écrit à la lumière des attentats. C’est évident que ça m’a touchée. Mais ça m’a touchée comme toute forme d’attentat. Quelqu’un serait entré avec une arme pendant la messe de minuit et se serait mis à tirer sur tout le monde pendant que les gens prient, et j’aurais eu la même réaction. C’est d’une violence extrême. C’est un lieu de culte, les gens sont dans leur vulnérabilité la plus grande. Que ça se passe ici, au Québec, m’a beaucoup marquée.

Est-ce que le fait que les gens te ramènent à ta culture musulmane te dérange ?

C’est très rare ! Même qu’on me demande si je suis musulmane. Je ne sais pas pourquoi, mais tant mieux. Il y a beaucoup de préjugés. C’est moins fréquent qu’on le pense, les gens en hijab. Ils sont moins nombreux que ce qu’on en dit dans les médias, mettons. Si je portais le voile, c’est sûr que ce serait différent.

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