Fugueuse

La fugueuse qui parle aux ados

Fugueuse est la série de l’heure chez les adolescentes québécoises. L’émission diffusée à TVA fait probablement davantage pour démystifier ce sujet que n’importe quel reportage. Nous avons réuni huit jeunes filles de 15 et 16 ans pour en discuter.

« Il n’y a pas une seule de mes amies qui ne regarde pas la série, lance Clémence Gagnon. Elles aimeraient toutes être ici aujourd’hui ! » Les huit adolescentes réunies à La Presse la semaine dernière regardent assidûment Fugueuse, dont le septième épisode est diffusé ce soir. Et elles en parlent avec passion.

Fugueuse raconte comment Fanny, 17 ans, adolescente sans histoire qui vit en banlieue avec sa famille, se fait prendre dans les filets de Damien, 28 ans, chanteur de hip-hop… et proxénète. La jeune fille, follement amoureuse, ne voit pas la manipulation dont elle est victime et vit une lente descente qui passe par un viol collectif, de la prostitution et de plus en plus de violence.

Pourquoi aiment-elles autant Fugueuse ? « Il y a quelques années, il y a une fille de notre école qui a vécu à peu près la même chose. Regarder la série me fait mieux comprendre ce qui s’est passé », explique Clémence. Élisabeth Gagnon-Lebel est d’accord : « Depuis deux ans, il y a eu plusieurs cas de fugues dans les médias, et la série permet de voir comment ça se passe vraiment. »

Fugueuse « nous fait comprendre une réalité qui est plus proche de nous qu’on pense », dit Clarence Michaud. « C’est intéressant de voir comment le gars la manipule pour la faire entrer dans ce monde-là, ajoute Claudie Rioux. C’est une fille comme vous et moi, qui a des rêves. »

Manipulation

La manipulation est au cœur de la stratégie des proxénètes, surtout auprès des adolescentes qu’ils charment et couvrent de cadeaux avant de commencer à les exploiter. Les jeunes spectatrices ont mis beaucoup de temps à déceler la stratégie de Damien.

« Je me suis demandé s’il était gentil pour vrai, mais je me suis rendu compte assez vite qu’il la manipulait, explique Clarence. Après le viol [NDLR : auquel Damien ne participe pas, mais qu’il semble avoir organisé, qui se déroule pendant le quatrième épisode], c’était clair. »

Clémence, elle, était certaine que Damien était attaché à Fanny. « Jusqu’à ce qu’il lui dise que son corps pourrait être une façon de faire plus d’argent. Je croyais qu’il l’aimait et que les méchants étaient Carlos et Natasha. Damien, je n’aurais jamais cru. »

Samuelle Roy a l’impression que Damien est un peu « obligé » de se servir de Fanny à cause de Carlos, qui lui met de la pression. « Il a comme une arrière-pensée, croit aussi Jeanne Marengère. Il a de la pression. J’ai l’impression qu’il ne voulait pas faire ça au début, mais qu’il s’est rendu compte que ça pouvait être payant et qu’il a vu ça comme une option. »

Quand on raconte cet échange à la scénariste de Fugueuse, Michelle Allen, elle comprend que les jeunes spectatrices se posent des questions sur les sentiments de Damien. « Ce n’est pas un être perdu avec l’étiquette de trou de cul à vie, dit Michelle Allen. Oui, il a probablement un sentiment réel pour Fanny, mais son désir de satisfaire ses propres besoins prend le dessus. »

Réciprocité

Les jeunes filles ne croient d’ailleurs pas que Fanny a été naïve. « On est qui pour la juger ? », dit Clémence.

« Elle vit quelque chose de cool. Des adultes s’intéressent à elle, lui donnent une veste à 600 $. N’importe quelle ado aurait dit yes ! C’est le moment parfait. Moi non plus, je ne voudrais pas m’ouvrir les yeux. »

— Jeanne

Justine Champagne abonde. « Elle ne voit pas la partie “Il essaie de me vendre”. Elle ne voit que la partie “Je peux faire de l’argent, alors je vais l’aider parce qu’on est une équipe”. » « Elle pense aussi probablement qu’il ferait la même chose pour elle, croit Jeanne. Ce qui n’est peut-être pas le cas. »

Michelle Allen explique d’ailleurs que c’est le grand défi des intervenants lorsque les jeunes fugueuses se retrouvent en centre : leur faire comprendre que l’amour n’est pas aussi réciproque qu’elles le croient. « Et là, elles prennent toute une débarque. »

Sensibilisation

Le grand objectif de Michelle Allen, en écrivant Fugueuse, était « l’écoute conjointe » entre parents et enfants. « J’ai été passionnée en écrivant cette série. J’ai appris beaucoup de choses sur le recrutement, la manipulation. Je voulais que ce soit bon, haletant, pas juste pédagogique. Mais bien sûr que j’espérais sensibiliser les gens et susciter les discussions. »

C’est mission accomplie en tout cas, puisque les huit adolescentes ont affirmé regarder la série avec leurs parents. « Ça a emmené des discussions… presque trop ! lance Clarence. Ma mère est devenue presque paranoïaque… »

Annie Auger regarde la série avec sa fille Samuelle. « Cette émission nous donne le droit de parler de ce sujet qui, en apparence, est très loin de la réalité de ma fille. On dénoue des tabous, et j’ai l’impression que ça donne plus de mots à Samuelle, plus de conviction que ce n’est surtout pas un chemin à prendre. »

Même discours du côté de la mère de Maxime Cartier, Julie Dugré, qui écoute la série avec ses deux filles.

« Je trouve ça difficile à regarder comme parent, c’est choquant même. Et criant de vérité. Cette télésérie devrait être écoutée par tout le monde. Il faut sensibiliser nos jeunes à ça, et les hommes, qui encouragent et alimentent le réseau de prostitution juvénile en se payant leurs services. »

— Julie Dugré, mère de Maxime Cartier

Réalité crue

Les ados estiment en tout cas qu’elles en apprennent beaucoup plus en suivant la série qu’en regardant un reportage ou en lisant un article de journal. « Ça nous sensibilise plus, on arrive plus à se mettre dans la peau des personnes, à voir les effets néfastes et positifs », dit Maxime. « On voit clairement ce qui se passe, il n’y a pas de détour », ajoute Jeanne.

Elles estiment d’ailleurs que la série n’est « pas trop dure » – mais qu’elle n’est pas pour les plus jeunes. « C’est la réalité crue, mais c’est ça, ce milieu, dit Claudie. Ça frappe encore plus. »

À les entendre parler de l’entourage de Fanny – Le père est-il trop sévère ? La grand-mère, trop gentille ? Les copines réagissent-elles adéquatement ? –, on voit le reflet de leurs discussions de cafétéria autour de la série. « C’est ce que je voulais montrer sur l’entourage, commente Michelle Allen. Que ce n’est pas un algorithme, que pour chaque réaction, il y a une bonne raison et qu’il n’y a pas de solution toute faite. »

Vulnérabilité

Les jeunes filles comprennent que Fanny était dans un moment de vulnérabilité, mais qu’elle est d’abord et avant tout une victime. « Je ne pense pas qu’elle était vulnérable en général, mais avec tout ce qui se passe dans sa vie, c’est facile pour Damien de l’utiliser », avance Jeanne. « Mais il ne faut pas oublier que le problème, c’est le gars en tant que tel, dit Clémence, un peu fâchée. Qu’il utilise la fille comme ça, c’est dégueulasse. C’est pas Fanny, la coupable. Pas ses parents. C’est Damien. »

Justine est d’accord. « On voit qu’il a de l’expérience. Si elle avait été moins faible, il aurait juste modifié sa manière de l’approcher. Elle était une cible. »

Michelle Allen croit de toute façon qu’on a tous nos zones de vulnérabilité.

« C’est un concours de circonstances. Fanny était volontaire, en réaction, disponible, sexuée. Mais surtout, elle a l’impression d’être en contrôle. Sa force est sa faiblesse, elle devient sa fragilité. »

— Michelle Allen, scénariste de la série Fugueuse

On lui transmet alors une question de Claudie, qui se demande si Fugueuse raconte la vraie histoire d’une fille en particulier. « J’ai superposé une mosaïque de plusieurs histoires, répond Michelle Allen. J’ai choisi les événements les plus dramatiques, j’ai mis de l’invention aussi. Mais j’ai pris conscience vite qu’il ne fallait qu’aucune fille se reconnaisse. Celles qui ont vécu ça portent des stigmates importants, alors si en plus on avait pu les montrer du doigt, j’aurais été très malheureuse. »

Identification

Les huit ados rencontrées s’identifient davantage à des séries comme Fugueuse et Pour Sarah qu’aux séries américaines diffusées sur Netflix, qu’elles consomment en grande quantité.

Même la série 13 Reasons Why, qui parlait d’intimidation, de suicide et de culture du viol, ne les a pas touchées autant. « Ce n’était pas si pire comparé à Fugueuse », dit Clarence. « 13 Reasons Why était plus romancé, analyse Justine. C’était une série américaine plus axée sur l’histoire, alors que Fugueuse, le but est de montrer comment ça fonctionne. »

Michelle Allen n’est pas surprise. « On parle de la réalité d’ici, alors c’est normal que l’identification soit immédiate. »

Lucidité

Les huit ados vont donc continuer à regarder la série en espérant que les choses vont s’arranger pour Fanny. Mais elles restent lucides. « Je crois qu’elle va continuer à se prostituer », dit Clémence. « J’espère juste qu’elle va se réveiller, dit Jeanne. Qu’elle va se rendre compte que Damien est la clé de sa déchéance. » « Moi, je pense qu’elle n’a pas compris », répond Claudie.

« On voit qu’elle est encore amoureuse de Damien, elle le défend même s’il l’a battue », dit Maxime. Élisabeth est d’accord : « Elle est dans le déni. » 

Michelle Allen, elle, ne révèle aucun punch. « Vous allez voir. »

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