Chronique

Le choix de Hershy

Quand il parle d’elle, Hershy a la gorge nouée.

« Elle s’appelait Faigy Mayer », me dit-il, le regard triste.

Faigy était une New-Yorkaise de 29 ans. Elle avait choisi de quitter la communauté hassidique où elle était née. Un soir de juillet 2015, elle s’est rendue dans un bar de Manhattan, situé sur le toit d’un édifice de la 5e Avenue. Et elle s’est jetée vers la mort.

Le Montréalais Hershy Moskovits, lui-même ex-hassidique, a été atterré par la nouvelle. Il avait fait la connaissance de Faigy par l’entremise d’un groupe privé de Facebook qui réunit 1600 ex-membres de la communauté. Des gens de New York, de Jérusalem, de Montréal ou d’ailleurs que l’on appelle les OTD – pour « off the derech ». « Derech » veut dire « chemin » en hébreu. L’expression « off the derech » désigne une communauté discrète mais grandissante de juifs ultra-orthodoxes qui ont décidé de marcher en marge du chemin tracé d’avance pour eux.

Hershy était impressionné par le parcours de Faigy. Elle avait réussi à obtenir un diplôme de maîtrise. Elle travaillait sur de nombreux projets. « C’était une entrepreneure. Elle avait des rêves… Sa mort m’a beaucoup ébranlé. Je me suis dit : “Encore une autre.” Dans notre groupe, certains disaient : “Qui sera le prochain ?” J’ai senti que l’heure était grave et qu’il fallait absolument faire quelque chose. »

C’est en pensant à Faigy que Hershy a décidé de fonder l’organisme Forward, dont le but est de venir en aide à ceux qui quittent le milieu hassidique. Quatre mois plus tard, le suicide de la sœur aînée de Faigy, Sara, a relancé la discussion sur la détresse cachée de ceux qui désirent rompre avec leur communauté. « C’est incroyablement difficile de le faire, souligne Hershy. Trop de gens souffrent en silence. »

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Hershy, 37 ans, aurait pu être mon voisin. Né dans une communauté hassidique de Montréal, il a grandi dans le quartier où j’habite, le Mile End.

Mais c’est comme s’il avait grandi sur une île étrangère. Même quartier, autre univers. Un univers ultra-religieux où il ne s’est jamais senti à l’aise.

Enfant, quand il voyait des enfants juifs qui portaient une simple kippa et des jeans, il se disait qu’il aurait tant aimé naître dans leur communauté plutôt que dans la sienne. Il aurait tant aimé aussi faire la connaissance de ses voisins non juifs. Mais ce monde d’à côté lui était interdit.

« J’étais curieux. L’été, je voyais les voisins et leurs amis traîner sur le balcon. Des adolescents, filles et gars ensemble, habillés comme s’habillent normalement des jeunes. Mon père disait : “Ne regarde pas ! Elles sont nues !” Peu de temps après, il a installé une grande planche de bois sur le balcon pour s’assurer de bloquer la vue. »

Hershy se revoit traversant l’avenue du Parc avec le costume traditionnel imposé aux membres de sa communauté. Manteau noir, papillotes, chapeau de fourrure les jours de sabbat. « J’ai toujours été très gêné de porter ça. Jamais je ne me suis senti bien dans ce costume. Tu as 25 ans. C’est l’été. Il fait chaud. Tu portes un chapeau de fourrure… Ce n’était pas moi ! »

Il se revoit adolescent lors d’un séjour en Israël, au bord du lac de Tibériade, lors d’une cérémonie dans un cimetière. Autour de lui, on chantait des psaumes. Hershy préférait regarder l’horizon. « J’ai vu un petit bateau. À bord, on entendait la musique. J’ai eu un frisson. Je me disais : “Je veux savoir ce qu’il y a de l’autre côté.” »

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Savoir ce qu’il y a de l’autre côté n’est pas simple quand on naît hassidique. Comme un automate, Hershy a suivi pendant des années la voie tracée d’avance pour lui. C’était la seule qu’il connaissait. Il s’est marié avec la femme qu’on avait choisie pour lui. Un mariage arrangé auquel il s’est senti forcé de consentir. « Je me rappelle m’être dit en me couchant : “J’ai dit oui, mais mon cœur me dit non.” »

Quatre enfants sont nés de cette union. Après 10 ans de mariage, Hershy s’est séparé. Il a décidé d’être plus honnête avec lui-même, même si ça lui faisait peur. Il a commencé à explorer de plus près l’univers qui lui avait toujours été interdit. Il a franchi en tremblant les frontières invisibles qui le séparaient du monde laïque. Il s’est mis à sortir dans les bars. Il a appris à flirter. Il s’est fait des amis juifs et non juifs. Petit à petit, il a raccourci sa barbe. Il s’est mis à porter les jeans dont il rêvait quand il était enfant. Il a vendu son chapeau de fourrure sur eBay. Il a rattrapé le temps perdu.

Lui qui n’avait jamais lu autre chose que des textes religieux a beaucoup lu. Il a étudié par lui-même ce qu’on ne lui avait jamais enseigné. Et bien qu’il n’ait même pas l’équivalent d’un diplôme d’études secondaires, en travaillant très fort, il a réussi à monter sa propre entreprise.

Même si son choix de vie suscite des regards réprobateurs dans sa communauté, Hershy a réussi à garder des liens avec ses parents et sa famille. « Je crois qu’il est très important de garder ces liens peu importe nos différends. »

« Tout ça ne s’est pas fait du jour au lendemain », me dit-il. C’est un long processus. Il lui a fallu trois ans avant de pouvoir être ouvertement non religieux et d’oser publier sur Facebook un samedi – jour du sabbat juif où il est interdit pour un religieux de toucher à un appareil électronique. « Je sentais surtout que mon esprit était en prison », raconte-t-il.

En tentant de se libérer de cette prison, Hershy a connu des périodes difficiles où il a broyé du noir. Mais il ne reviendrait pas sur ses pas pour autant. « Je suis plus heureux maintenant. Et si je peux aider d’autres gens qui souffrent en silence, tant mieux. Avec Forward, on veut ouvrir la voie. On veut montrer que c’est possible, que la vie est pleine de couleurs. »

Pour joindre Suicide Action : 1 866 APPELLE (1 866 277-3553)

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