Communauté hassidique

Des ruptures dans le placard

Quitter le monde insulaire hassidique est une expérience très difficile. Même si l'internet bouscule les choses en faisant tomber des frontières et en ébranlant des tabous, rares sont ceux qui osent ouvertement rompre avec leur communauté. La désaffection se fait souvent de façon plus clandestine. Entretien avec l’anthropologue et ethnomusicologue Jessica Roda, qui mène une étude sur les ruptures de filiation et collabore à la mise sur pied d’un réseau de soutien.

Combien sont-ils chaque année à rompre avec le monde ultra-orthodoxe à Montréal ?

C’est très difficile à dire. D’autant plus qu’on ne sait pas s’il faut compter aussi les personnes qui sont « dans le placard » ou encore les orthodoxes modernes. Au sein des ultra-orthodoxes (incluant l’ensemble des hassidiques et les Loubavitch) ainsi que les Yeshivish (aussi ultra-orthodoxes, mais non dans la tradition hassidique), on parle d’environ 20 à 30 personnes par année. Au sein du groupe Forward, on compte 80 personnes environ.

Il y a ceux qui quittent le bercail. Mais il y a surtout tous ceux qui sont en zone grise…

Oui. C’est difficile d’évaluer combien ils sont. Ce n’est pas noir ou blanc. Certains sont à la fois « dedans » et « dehors » en même temps. Ils ont encore des contacts avec leur famille. Et il y a beaucoup de gens que l’on appelle les « OTD in the closet ». C’est la communauté « off the derech » (hors du chemin) dans le placard. On parle de gens qui restent dans la communauté (et vont peut-être y rester toute leur vie), mais qui ont un certain lien avec l’univers non religieux. On peut parler de pratiques un peu clandestines. Il y a beaucoup de tabous. Mais avec l’espace virtuel, le cyberespace, avec les mouvements à New York et en Israël, les gens se rendent compte qu’il se passe des choses. (…) L’idée d’institutionnaliser, de créer une communauté comme Forward qui permet à ces gens d’avoir un espace et du soutien change certainement la donne.

On décrit l’univers ultra-orthodoxe à Montréal comme étant fermé et insulaire. Mais ce n’est pas tout à fait juste…

Il y a quelque temps, un samedi soir très tard, j’étais dans un bar de l’avenue du Parc pour faire la fête. Et j’ai vu trois hommes hassidiques dans le bar. Je me demandais ce qu’ils faisaient là. Ils sont sortis fumer une cigarette. Je suis sortie pour voir s’ils allaient m’offrir une cigarette. L’un d’eux m’en a offert une et il l’a allumée. Nous avons commencé à parler. Je lui ai demandé ce qu’il faisait là. Il m’a dit : « Je suis marié. J’ai des enfants. Je suis en train d’explorer… » Les zones de contact sont beaucoup plus nombreuses qu’on le pense.

Ce sont surtout les hommes qui quittent la communauté ?

Oui, c’est un mouvement très masculin. Il y a quelques femmes. Il faut dire que les femmes ont plus accès à l’éducation, elles vont plus longtemps à l’école. Elles ont plus de liens avec le monde séculier. Ce sont elles qui vont faire les achats. Elles ont un contact beaucoup plus fort avec le monde non religieux moderne. Elles ont aussi moins de temps dès qu’elles sont mariées et ont des enfants. Mais il y a des femmes qui sont aussi « dans le placard ». Et à New York, on commence à voir de plus en plus de femmes qui quittent le bercail. Il y a aussi des familles ou des femmes avec leurs enfants qui partent et qui décident d’exister en tant qu’individus.

Pourquoi les gens choisissent-ils de quitter la communauté ?

Il y a d’abord la question de la croyance. L’idée que le mode de vie ne fait vraiment plus de sens. Il y a la question de la sexualité qui est taboue. Tu es homosexuel et tu apprends que ce n’est vraiment pas bien… Pourquoi alors continuer une pratique qui entre complètement en contradiction avec qui je suis ? Il y aussi le désir de réussir, de se réaliser. Avoir une carrière, ne pas uniquement aller prier tous les jours quand ça ne fait pas de sens pour eux.

Quelles sont les conséquences de ce choix ?

Ils savent que s’ils quittent le bercail, ils rompent avec leur famille, leur communauté, tout un système de valeurs, leurs repères, leur éducation, leur rapport au corps et à la sexualité. Ils sont très, très mal vus par leur communauté. Souvent, on va dire qu’il y a un problème dans la famille, que c’est le diable… Cela peut avoir un impact sur leur famille. S’ils ont cinq frères et sœurs plus jeunes à marier, ça va être plus difficile.

Comment renégocient-ils leur identité ?

Certains ne veulent plus rien savoir de leur communauté. Malgré tout, même quand ils veulent se détacher, le soutien vient souvent d’autres juifs. Ils renégocient leur identité d’une autre façon face à la judaïté. D’où l’importance du groupe de support, avec des gens qui partagent cette même expérience. Il y a l’idée de composer une nouvelle famille, de reconstruire le sentiment d’appartenance à un groupe.

Votre approche en est une d’anthropologie collaborative. Qu’est-ce que cela signifie ?

Mon approche comme anthropologue et ethnomusicologue, c’est d’être vraiment impliquée dans les terrains où je travaille. Pour moi, comprendre les gens, c’est aussi apporter du soutien et participer à la construction de cette communauté. D’où mon implication dans Forward. Je travaille à développer des ateliers pour les membres sur la culture, la sexualité, la parenté, Montréal, etc. Je donne aussi un coup de main pour faire les demandes de financement, car l’organisme ne reçoit encore aucune subvention.

Détresse et défis des OTD

Sur le plan psychologique, quels sont les défis des gens qui quittent le bercail hassidique ? Levi Riven, chercheur en psychologie et spécialiste de la culture hassidique : « Les gens qui quittent le bercail font face au choix difficile d’être fidèles à eux-mêmes au risque de perdre le soutien de leur famille et de leurs amis. Tous ne le vivent pas de la même façon. On peut parler d’un spectre. D’un côté du spectre, des individus peuvent voir les liens avec leurs parents et leurs enfants rompus et ne pas avoir les aptitudes pour trouver d’autres formes de soutien. Vivre une transition aussi importante sans soutien les rend à risque de développer des sentiments de désespoir et de solitude et, dans les cas les plus extrêmes, des idées suicidaires.

« À l’autre bout du spectre, les gens qui quittent le bercail peuvent réussir à résoudre les conflits avec leur famille sans perdre tout soutien social, et peuvent avoir les aptitudes nécessaires pour affronter les défis de leur transition. Dans de tels cas, quitter le bercail peut en fait améliorer leur état psychologique en permettant de satisfaire leur besoin d’indépendance et de réalisation à un coût relativement peu élevé. »

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