OPINION

Femmes suspendues

La deuxième saison de la télésérie The Handmaid’s Tale (La servante écarlate) vient de commencer (attention : divulgâcheurs).

Le premier épisode s’ouvre sur une scène de punition. Les servantes vêtues de rouge se sont rebellées: elles ont refusé de lapider l’une des leurs et on quitté l’arène, à la queue leu leu, traversant la banlieue cossue où elles habitent avec fierté.

Mais voici les répercussions: sous les aboiements de bergers allemands et après avoir fixé au visage de chacune des femmes une muselière de cuir qui l’empêche de parler, on les amène, gémissantes, terrorisées, dans un immense stade, sous des projecteurs aveuglants. Devant elles, érigées à la place d'un public imaginaire, une série de potences.

On met la corde au cou des servantes. Elles vont mourir, elles le savent, c’est maintenant que ça va se passer. Un homme en noir, au centre du terrain, donne le signal. On entend le bruit d’une trappe qui s’ouvre sous leurs pieds. Mais c’est une attrape : elles ne tombent pas dans le vide. On ne les pend pas. Ce n’est qu’une leçon de Tante Lydia, colonel de cette armée de femmes dont la tâche est de procréer.

Offred (Elizabeth Moss) est la servante dont on suit la vie. C’est celle qui essaie de résister, c’est-à-dire de survivre. Elle est là après que le monde tel qu’elle l’a connu est passé aux mains de terroristes radicaux qui ont fini par prendre le pays pour gouverner dans cette folie d’une droite chrétienne sexiste, raciste et homophobe, totalitaire, meurtrière, perverse et cruelle.

Ramener les mères au foyer, forcer les conjoints à autoriser la contraception, faire de l’État le parent ultime des enfants… comme le dit la femme du commandeur, cette femme stérile pour qui Offred doit porter un enfant: « All that smart girl bullshit is finished, you understand ? »

À la fin de l’épisode, Offred fuit dans un camion de boucher réfrigéré, assise au milieu de carcasses d’animaux suspendues qui sont autant d’images de ce qu’on fait aux femmes. De ce qui a été fait aux femmes marchant rue Yonge à Toronto par le terroriste misogyne Alek Minassian.

De ce qui est fait de mille et une manière tous les jours: les faire tomber. Les laisser tomber.

Descendre, monter, tomber, faire tomber, laisser tomber… Le matin du jour où a été diffusé ce premier épisode, on annonce l’ouverture au public du National Memorial for Peace and Justice à Montgomery, Alabama. Il est dédié aux victimes de la suprématie blanche et sa pièce maîtresse est constituée d’une série de 800 colonnes de métal suspendues portant le nom d’un comté ou d’une paroisse, et le nom de ceux et celles qui y ont été lynchés – 4400 noms jusqu’à maintenant. Les colonnes seront appelées à être envoyées au lieu même dont elles portent le nom, dans la mesure où les représentants de ce lieu montreront qu’un effort a été fait pour agir face au racisme et à l’injustice économique.

Lisant sur le National Memorial for Peace and Justice, je me demande si on a les moyens politiques de nos monuments et de nos commémorations.

Peut-être qu’on mérite la politique qu’on a en ce moment dans la mesure où on est encore incapable de nommer un crime contre les femmes pour ce qu’il est: profondément misogyne, c’est-à-dire résultant d’une réelle haine des femmes. 

Ainsi, je me demande : si on avait reconnu Polytechnique pour ce que c’était, en 1989, est-ce qu’on serait ailleurs aujourd’hui ? Et si aujourd’hui, on reconnaît le geste d’Alek Minassian pour ce qu’il est, est-ce qu’on est en train de mieux préparer demain ? Qu’est-ce que ça donnerait ?

Est-ce qu’on tolérerait moins les propos méprisants, arrogants, violents, ceux des gens ordinaires tout comme ceux des gens qui sont permis, encouragés, mis en avant par des propriétaires de journaux qui préfèrent miser sur la bêtise humaine plutôt que sur l’intelligence et la sensibilité ?

Il me semble qu’il n’y a qu’un pas entre la muselière attachée au visage d’une servante écarlate et le rétrécissement des articles comme une peau de chagrin. Entre la mise sous silence des femmes (et d’autres collectivités) et la publication d’arguments maigres et mal ficelés. Entre le terrorisme haineux et la promotion d’une pensée manichéenne où il s’agit de trancher et de juger, plutôt que de réfléchir.

Quand on choisit les projecteurs qui aveuglent plutôt que les mots qui avancent prudemment dans l’obscurité ; quand on choisit les aboiements, les potences et les camions-béliers costumés de design web alléchant, on laisse tomber la pensée. Et laisser tomber la pensée, en ce moment comme depuis toujours, c’est être complice de la haine, de la violence et de la médiocrité. C’est sacrifier notre propre humanité.

Pour le dire avec Offred au début de l’épisode, après la survie des servantes et le discours de Tante Lydia leur enjoignant de s’en remettre à Dieu : « Our father who are in heaven… seriously… what the actual fuck ? »

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