Opinion

L’ultime tentation métaphysique

Une étude de l’OCDE montre que l’acquisition des savoirs de base doit précéder la maîtrise des technologies

L’OCDE a fait paraître la semaine dernière Connectés pour apprendre ? Les élèves et les nouvelles technologies, une étude portant sur les compétences numériques des élèves qui vivent dans les pays développés.

Et que nous dit cette étude ? Dans un premier temps, elle révèle que les technologies de l’information et de la communication (TIC) qui envahissent depuis quelques années le monde de l’éducation ne donnent pas les résultats escomptés quant à l’apprentissage des savoirs de base : « Selon les résultats de l’enquête PISA, les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les TIC dans le domaine de l’éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences. » Aucune ! Qui plus est, c’est dans les pays où ces technologies sont davantage utilisées par rapport à la moyenne globale que les résultats des élèves sont les plus faibles. Comme on dit, trop, c’est comme pas assez.

Toutefois, le plus intéressant dans cette étude concerne les moyens que les systèmes d’éducation devraient déployer pour réduire les inégalités sociales et donner les mêmes chances à tous les élèves. Pendant des années, les adeptes de la technopédagogie ont cru que pour y parvenir, il fallait que tous les élèves aient accès aux technologies de pointe dans les salles de cours, afin de les aider à développer tout d’abord leurs compétences numériques, lesquelles viendraient ensuite grandement faciliter l’acquisition des compétences et des savoirs de base.

Mais c’était raisonner à l’envers, nous dit l’OCDE : « Le fait de garantir l’acquisition par chaque enfant d’un niveau de compétences de base en compréhension de l’écrit et en mathématiques est bien plus susceptible d’améliorer l’égalité des chances dans notre monde numérique que l’élargissement ou la subvention de l’accès aux appareils et services de haute technologie. » Apprendre avant tout à lire, à écrire et à compter à tous les enfants, quitte à le faire avec des moyens traditionnels beaucoup moins dispendieux, représente le meilleur moyen de réduire les inégalités sociales, mais aussi – et c’est ce qui est surprenant – de permettre par la suite à ces jeunes de maîtriser l’univers du numérique : « Ainsi, pour réduire les inégalités dans la capacité à tirer profit des outils numériques, les pays doivent avant tout améliorer l’équité de leur système d’éducation » ; et ceci se fait en enseignant à tous les élèves les fameux savoirs de base.

On le voit, croire aveuglément qu’il suffit d’entourer les élèves de gadgets électroniques pour résoudre les nombreux problèmes qui minent notre système d’éducation relève de la pensée magique.

Trop d’institutions d’enseignement se sont ainsi donné comme objectif de former des citoyens numériques à l’aide d’une supposée classe du futur ou d’un prétentieux projet éducatif 3.0, s’imaginant qu’en lançant toute cette poudre aux yeux, elles réussiraient à faire l’économie d’une formation axée sur le développement des compétences de base et sur l’acquisition d’un bagage de connaissances rigoureuses et d’une culture générale riche.

Cette étude de l’OCDE n’a pas fait beaucoup de bruit et risque peu d’en faire à l’avenir dans le milieu de l’éducation. Comment expliquer cette indifférence ou ce silence ? Ma réponse pointera vers ce qui constitue l’essence même de la technique. L’être humain façonne des outils de toutes sortes et ensuite, un peu comme un Narcisse des temps modernes, tombe en admiration avec les produits de sa propre création et entre dans une sorte de torpeur devant ces merveilles technologiques, ce qui l’empêche alors de prendre une distance critique par rapport à celles-ci. Devant l’insistance de plusieurs pour que l’éducation se prosterne devant ces technologies, on peut affirmer que cette torpeur a déjà envahi l’esprit de bien des gens. Déjà, en 1973, Habermas nous mettait en garde en écrivant que « le danger de voir le créateur se perdre dans son œuvre, le constructeur s’aliéner dans sa construction est aujourd’hui la tentation métaphysique de l’homme. » Alors, résistons à cette tentation, ouvrons les yeux et revenons à l’essentiel.

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