Chronique

Je suis offusqué, are you offended ?

Blackquoi ?

Blackface. Black, noir. Face, visage. Visage noir : maquiller de noir le visage d’un Blanc à des fins de spectacle, c’est du blackface, jadis utilisé dans les minstrelsies, ces sketches américains qui mettaient en scène des Noirs stéréotypés, les Noirs comme les voyait la majorité blanche. C’est-à-dire comme des idiots.

D’où le tabou moderne, aux États-Unis et ailleurs, quand un acteur blanc se maquille en Noir. La pratique est vue comme un écho de cette époque où le Noir américain était un citoyen de seconde zone (il l’est encore, mais au moins, on ne rit plus de lui ouvertement…) et qu’on pouvait encore le rabrouer en riant.

En 2013, Mario Jean s’était maquillé le visage de noir pour imiter l’humoriste Boucar Diouf, au Gala Les Olivier. En décembre dernier, pour son 2014 Revue et corrigée, Denise Filiatrault a mis en scène un P.K. Subban joué par un Blanc, puisque le défenseur du Canadien a été un incontournable du monde sportif, l’an dernier.

Et dans les deux cas, les premières dénonciations de maquillage foncé pour personnifier des personnalités de race noire ont été lancées en anglais. Le débat qui a suivi s’est largement fait en anglais. Hyperrévélateur.

Il n’y a aucun doute : le recours au blackface des ministrelies dans l’Amérique d’avant les droits civiques était autant un reflet du caractère raciste de cette société qu’un outil de perpétuation de ce racisme. Dépeindre le Noir de façon générique, tel un idiot fonctionnel uniquement doué pour la recherche du plaisir, ce n’est pas un moteur d’inclusion.

Mais c’est clair qu’on confond, dans le débat sur ce P.K. Subban joué par un Blanc, le plat et l’assiette. Oui, le recours au blackface est l’écho d’une réalité raciste issue d’un passé pas si lointain. Cette réalité existe encore, aux États-Unis, par exemple. Mais si le blackface célèbre le Noir ? 

Le maquillage est le même que celui utilisé par les racistes de jadis. Mais c’est tout. Le parallèle s’arrête là.

Quand Mario Jean s’est maquillé le visage en noir, en 2013, ce n’était pas pour rabaisser Boucar Diouf, c’était pour le célébrer. L’évoquer dans ce sketch était un symptôme évident : Boucar fait partie de la famille. On riait des humoristes québécois, Boucar est un Québécois : il a fait rire de lui comme les autres.

P.K. Subban, joué par un comédien blanc dans un sketch de quelques secondes : même chose. Le défenseur du CH est vénéré, les Québécois se pâment devant sa bonhomie et ses pirouettes : il n’y a aucune intention raciste, ici. On ne dépeignait pas un Noir générique et stupide dans le but de rire DES Noirs.

Alors, où est le problème ?

Il n’y a pas de problème. Le problème est largement créé par un commentariat canadien-anglais qui est mille fois plus branché sur la réalité américaine – ses enjeux, ses tabous, ses réflexes d’indignation – que sur la réalité québécoise. The smoking gun, my friends : les premières dénonciations dans le cas du Gala Les Olivier 2013 et de 2014 Revue et corrigée ont eu lieu en anglais, dans des médias anglophones, et les débats sur les médias sociaux ont largement été lancés en anglais. Again !

Pour ces gens, si quelque chose est « offensant » ici, c’est d’abord et surtout parce que ladite chose est « offensive » aux États-Unis. On calque un cadre de pensée made in USA et on l’applique ici, au mépris de toutes les nuances. Fuck les nuances, les raisons sont trop bonnes de s’offusquer. Il y a des gens qui sont perpétuellement offended, dear. C’est plus dur de réfléchir que d’être offusqué (et offusquée, pardon).

En 2013, j’ai pondu une chronique sur ce faux Boucar personnifié par Mario Jean. Une chronique nuancée, vu le sujet, un sujet qui mérite toutes les nuances : la condition des Noirs dans la société. Qu’importe, des hordes de cabochons ont relayé cette chronique sur Twitter en me faisant membre honoraire du Ku Klux Klan. In English, of course : He’s so insensitive !

Tu leur dis que Boucar Diouf lui-même a aimé le sketch et ne s’est pas senti renvoyé aux champs de coton ; tu leur dis que cette pittoresque Mme Filiatrault a quand même, la première, donné un rôle régulier à un Noir – Normand Brathwaite – à la télévision québécoise, rien n’y fait. Tone deaf.

Ces gens-là se croient chroniqueurs à New York et considèrent que tout ce qui est mal aux USA l’est forcément partout, même – surtout – sur ce territoire occupé par des grenouilles qui parlent une langue qu’ils ne comprennent pas.

Au fond, c’est tout le concept du mot « offensant » qui fait problème. Aux États-Unis, le politiquement correct a eu du bon et du mauvais. Mais dès que quelqu’un se déclare offended, tout le monde se prosterne. Le Canada anglais, qui emprunte tant de références culturelles aux USA, fait la même chose.

Ainsi, quand quelqu’un est offusqué, tout le monde – médias, institutions – révise son vocabulaire et ses pratiques et se confond en excuses et se tâte l’âme : Am I insensitive ? !

À divers degrés, le Québec a échappé à ces débats et à la sacralisation de la personne – et du groupe – offusqué. Question de langue et de culture.

Voyez comment la majorité des médias américains, canadiens-anglais et britanniques ont refusé de montrer la une de Charlie Hebdo post-massacre : même si c’était un élément de nouvelle incontournable, il ne fallait surtout pas offusquer les croyances des gens en montrant un dessin de Mahomet. Au Québec : tout le contraire. On se fiche un peu plus, ici, que Pierre, Jean et Mohamed soient offusqués.

Sue us, goddam it.

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