Accès à l’aide médicale à mourir

« Je me bats pour mourir »

Atteinte d’une maladie qui entraîne des souffrances intolérables, Marie-Ève Couture doit se battre pour mourir dignement. Robert Goyer, lui, a dû se lancer dans une véritable course contre la montre pour obtenir une aide médicale à mourir avant de devenir inapte. Alors que l’accessibilité à l’aide médicale à mourir est débattue ces jours-ci devant les tribunaux, La Presse vous raconte leur histoire. Un récit de Caroline Touzin

« Je me suis battue pour vivre. Là, je me bats pour mourir. »

Québec — À 35 ans, Marie-Ève Couture ne sort plus du petit logement pour personnes handicapées où elle vit seule avec son petit chien Snow. Sauf pour se rendre à ses nombreux rendez-vous médicaux.

Elle ne reçoit pas de visites non plus, à l’exception de celles de sa famille. La maladie lui a volé tous ses amis.

« Mes amies du secondaire, elles ont des enfants, maintenant. Il n’y a rien de ben ben le fun à visiter ta vieille chum toujours malade qui n’a rien à raconter parce qu’elle ne fait plus rien », raconte la jeune femme rencontrée en décembre chez elle dans le quartier Vanier.

Atteinte d’une forme grave de la maladie de Crohn, Marie-Ève souffre d’importantes douleurs au ventre, au point qu’un puissant cocktail de médicaments antidouleur, dont de fortes doses de fentanyl, ne parvient pas à bien la soulager.

À cette maladie inflammatoire de l’intestin s’ajoutent d’autres problèmes de santé (diabète, ostéoporose et arthrite, notamment), en plus du syndrome de Turner – maladie chromosomique qui l’afflige depuis la naissance et qui l’a forcée à avoir des traitements hormonaux durant l’adolescence.

Trop malade pour occuper un emploi, clouée devant la télévision toute la journée, Marie-Ève suit avec attention ces jours-ci le procès civil intenté par deux Québécois lourdement handicapés – Jean Truchon et Nicole Gladu – qui contestent les lois canadienne et québécoise sur l’aide médicale à mourir (la loi provinciale porte sur les soins de fin de vie).

Comme eux, Marie-Ève est atteinte d’une maladie grave et incurable. Elle éprouve des souffrances physiques constantes, insupportables, qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu’elle juge tolérables, selon le Dr Alain Naud, qui a évalué sa demande d’aide médicale à mourir (AMM).

Sa situation médicale se caractérise par un déclin avancé et irréversible de ses capacités, toujours selon ce médecin de famille et de soins palliatifs qui pratique au CHU de Québec-Université Laval. Un autre médecin, psychiatre cette fois, a confirmé son aptitude à consentir aux soins.

Mais tout comme pour M. Truchon et Mme Gladu, sa demande d’aide médicale à mourir a été refusée parce qu’elle ne respectait pas le critère de « fin de vie ». Personne ne peut déterminer son espérance de vie.

« Je me suis battue pour vivre. Là, je me bats pour mourir. Je vais m’être battue toute ma vie », lâche la trentenaire.

Atteinte à la dignité

Le jour de notre rencontre, elle n’avait pas mangé depuis la veille, et encore, elle avait réussi à avaler seulement une soupe en fin de soirée qui lui a fait faire de nombreux allers et retours aux toilettes.

Et de plus en plus souvent, elle ne se rend plus aux toilettes à temps. Depuis quelques mois, elle porte une couche en permanence. Elle n’a plus la force de lire ni d’assister à ses ateliers de peinture au CLSC du coin.

« Je ne veux pas me suicider. Je n’ai pas le goût de mourir, mais je n’en peux plus de souffrir. Il n’y a plus rien à faire. Je passe ma journée dans mon divan. Tout ce que je fais, c’est changer ma couche. Je n’ai plus de vie. »

— Marie-Ève Couture

Marie-Ève a l’impression de n’être plus qu’un poids pour la société.

Son état de santé se détériore depuis qu’on lui a enlevé le gros intestin, il y a 10 ans. À l’époque, on lui a fait une stomie temporaire. Or, ce « sac » tenait mal et entraînait une vive douleur, car sa peau est très fragilisée par des années de prise de cortisone et un eczéma grave causé par le syndrome de Turner.

Dans un épisode de grandes souffrances, alors qu’elle était hospitalisée pour la énième fois, Marie-Ève a demandé à son père de l’étouffer avec un oreiller.

« Jamais je ne pourrai faire cela à ma propre fille », lui a répondu son papa, de qui elle est très proche. De toute façon, ce serait un acte criminel. Marie-Ève ne veut pas envoyer son père en prison.

Gros cocktail de médicaments

Aujourd’hui, pour Marie-Ève, le suicide n’est pas une option. « Si je fais une surdose de fentanyl mais que je ne meurs pas, les médecins vont hésiter à m’en prescrire et mes douleurs seront encore moins bien maîtrisées », se dit-elle.

Elle est suivie par de nombreux spécialistes, dont un médecin spécialisé dans la prise en charge de la douleur.

Sa gastroentérologue lui propose une stomie permanente, mais la jeune femme refuse, encore traumatisée par les douleurs à la peau occasionnée par son dernier « sac ». « Ça ne stoppera pas la progression de la maladie et j’ai essayé tous les médicaments d’exception qui existent. Plus rien ne me soulage », lance-t-elle.

Durant l’entrevue, l’alarme de son cellulaire sonne. Elle se déclenche plusieurs fois par jour pour lui rappeler de prendre ses médicaments. Son pilulier est impressionnant : 18 pilules par jour, dont des antidépresseurs. Elle s’injecte aussi de puissants antidouleurs en plus d’en avoir sous forme de timbres.

« Les doses sont tellement fortes que depuis un an et demi, je ne suis plus capable de conduire. »

Autour d’un souper

Ainsi, à l’automne 2017, Marie-Ève a convoqué son frère aîné et ses parents à souper chez elle. Elle avait une importante annonce à leur faire.

« J’ai l’intention de demander l’aide médicale à mourir. Qu’est-ce que vous en pensez ? », leur a-t-elle lancé de but en blanc.

« On s’y attendait parce qu’on la voit dépérir, mais en même temps, ça nous a rentré dans le corps », se souvient son père Richard Couture, un col bleu à la retraite.

Son frère Jean-François, lui, s’est mis en colère. « J’étais fâché parce que je ne veux pas la perdre, raconte-t-il. J’en voulais même à mes parents d’appuyer sa décision. »

Puis, il a tourné sa colère vers lui-même. « Je m’en veux de ne pas avoir été un meilleur frère. Je me suis rendu compte que j’ai passé 38 ans de ma vie à essayer de fuir sa maladie, de me tenir à distance parce que ça faisait trop mal de la voir souffrir. »

Depuis ce fameux souper, il y a un peu plus d’un an, le grand frère et la petite sœur se sont rapprochés.

« Ça brasse tellement d’affaires. Je me rappelle les fois où j’ai été méchant avec elle quand on était enfants ou quand je l’ai envoyée chier, adolescent. Je regrette de ne pas avoir été le frère parfait, protecteur que j’aurais dû être », raconte le grand trentenaire à l’air réservé qui gagne sa vie comme pompier.

Marie-Ève n’a pas les moyens d’aller mourir en Suisse comme d’autres Québécois plus fortunés à qui l’aide médicale à mourir est refusée.

« J’aimerais mourir à la maison entourée de mes proches. Je veux mourir dans la dignité. »

La trentenaire rêve de partager un dernier repas de son restaurant favori, la Rôtisserie St-Hubert, avec ses proches. « On sortirait les vieux albums de photos puis on se rappellerait des souvenirs. »

Inquiets de la voir de plus en plus faible, ses parents l’appellent tous les jours.

« Ses médecins lui disent qu’ils ne peuvent rien faire pour elle. Alors arrêtez de vous acharner. C’est difficile de toujours se battre pour des choses qui nous apparaissent logiques. Qui a le droit de choisir pour elle si elle est rendue à bout de souffrir ? »

— Richard Couture, père de Marie-Ève Couture

Sa maman Louise Couture est quasi silencieuse depuis le début de la rencontre avec La Presse, ce soir-là. Elle semble chercher les bons mots pendant que son mari et ses enfants décrivent avec émotion ce que la maladie leur a fait vivre ces dernières années.

En toute fin d’entrevue, la maman sort de sa réserve : « Je pense que si des politiciens vivaient ce qu’on est train de vivre, ils changeraient la loi assez vite. »

La course contre l’inaptitude

À 80 ans, Robert Goyer s’est engagé dans une course contre la montre pour obtenir l’aide médicale à mourir.

En 2015, déjà atteint de la maladie de Parkinson, on lui a diagnostiqué une forme de démence appelée maladie à corps de Lewy. Elle entraîne des troubles cognitifs irréversibles.

Pas question pour ce pharmacologue et ancien doyen de la faculté de pharmacie de l’Université de Montréal de finir ses jours dans un CHSLD, incohérent, incapable de reconnaître ses proches, en perte d’autonomie complète.

« Il a toujours dit qu’il ne voulait pas qu’un sou de l’État soit dépensé sur lui s’il souffrait de démence avancée », raconte sa fille, Lysanne Goyer.

Dès 2015, cet homme de sciences a averti ses proches qu’il ferait sa demande d’aide médicale à mourir avant de perdre son aptitude à consentir.

Trois ans plus tard, en 2018, le temps commençait à manquer.

Celui qui a fait carrière en pharmacologie ne parvenait même plus à remplir son pilulier. Il dormait le jour et restait éveillé la nuit. Il prenait 30 médicaments par jour.

« On sentait qu’avec le temps, il avait de plus en plus de moments de confusion, mais malgré cela, il revenait à la charge sur sa volonté de ne pas se rendre jusqu’à la perte d’autonomie complète, incohérent dans un CHSLD », décrit sa fille.

Lors d’un examen neuropsychologique, M. Goyer a échoué à dessiner un cube sur une feuille de papier. La perte de ses capacités cognitives s’accélérait.

L’octogénaire a décidé que le moment était venu de demander l’aide médicale à mourir. Il craignait d’être jugé inapte s’il attendait plus longtemps. Il a alors consulté un médecin à l’hôpital du Sacré-Cœur.

Or, il a essuyé un premier refus, parce qu’il ne respectait pas le critère de « fin de vie ». Il a ensuite consulté un deuxième médecin dans un autre hôpital montréalais, qui lui a recommandé de ne pas réitérer sa demande, puisque la conclusion serait la même.

Sa conjointe et lui étaient alors « dévastés », se rappelle sa fille Lysanne. « Mon père savait très bien que s’il se rapprochait trop de la ‟fin de vie”, sa démence serait trop avancée pour donner son consentement », raconte celle qui travaille comme chef de service en psychologie dans un établissement de santé.

L’octogénaire répétait à ses proches : « Je suis fini. L’argent investi sur moi devrait plutôt être investi dans des soins pour améliorer la qualité de vie d’autres patients pour qui il y a encore des choses à faire. »

En désespoir de cause, au printemps de l’an dernier, Robert Goyer a cessé de prendre ses médicaments. Il a aussi arrêté de s’alimenter. Ses enfants étaient catastrophés de le voir opter pour une solution aussi draconienne.

Hospitalisé brièvement à Sacré-Cœur, il a ensuite été transféré au CHSLD Notre-Dame-de-la-Merci. Là-bas, il a recommencé à manger et à prendre de la médication contre la douleur, si bien que son état général s’est amélioré.

La famille a alors demandé son transfert à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal pour qu’il soit évalué dans le but de voir s’il pouvait faire une nouvelle demande d’aide médicale à mourir.

« L’équipe de soins, dont le Dr David Lussier, qui l’a évalué, a été fantastique, très humaine », insiste Lysanne Goyer.

Cette fois-ci, l’octogénaire a été jugé admissible à recevoir l’aide médicale à mourir.

« L’image de la course contre la montre est exacte dans le cas des patients atteints de démence, car ils doivent faire la demande et recevoir l’aide médicale à mourir avant de devenir inaptes. »

— Le Dr David Lussier, gériatre

« Il y a d’ailleurs très peu de patients atteints de démence qui peuvent être admissibles à l’aide médicale à mourir, car lorsqu’ils arrivent en fin de vie, souvent, ils ne sont plus aptes », poursuit le Dr Lussier.

Dans le cas de M. Goyer, la maladie de Parkinson a évolué rapidement, notamment parce qu’il avait cessé sa médication, ce qui l’a rendu du même coup admissible en vertu du critère de « fin de vie », explique le gériatre.

À l’époque de sa première demande, quelques mois plus tôt, le patient prenait encore sa médication ; ce qui explique, selon lui, pourquoi les médecins avaient déterminé qu’il n’était pas « en fin de vie ».

Le 28 juin dernier, Robert Goyer est mort entouré de sa conjointe, de ses deux enfants et de ses cinq petits-enfants dans une chambre réservée aux patients qui reçoivent l’aide médicale à mourir.

Ce midi-là, ils ont partagé un dernier repas en famille – un smoked-meat du Lester’s Deli, un restaurant d’Outremont que le patriarche aimait beaucoup. Puis, l’homme a fait sa sieste comme à l’habitude.

À son réveil, ses proches se sont assurés qu’il n’avait pas changé d’idée. « Je n’ai pas le choix, a-t-il répondu. Ce qui m’attend sinon, c’est l’horreur. »

L’après-midi s’est écoulé lentement. « On s’est collés, on a pleuré, on s’est rappelé des souvenirs. C’est vraiment un privilège de pouvoir se dire adieu ainsi », affirme sa fille.

En fin de journée, le Dr Lussier est entré dans la chambre. Il a vérifié plusieurs fois que le patient n’avait pas changé d’idée. Il a expliqué à quoi servait chacun des médicaments qu’il s’apprêtait à lui injecter : d’abord un sédatif, puis un autre médicament qui le plongerait dans un coma profond et un dernier qui le ferait cesser de respirer.

« Je sais tout ça », lui a lancé le professeur d’université à la retraite.

Ses proches lui ont dit une dernière fois à quel point ils l’aimaient avant de le laisser partir.

Lysanne Goyer a accepté de raconter l’histoire de son père à La Presse parce qu’elle souhaite participer au débat sur l’élargissement des critères de l’aide médicale à mourir.

Si son père avait pu inscrire l’aide médicale à mourir dans ses directives médicales anticipées (ce que la loi ne permet pas à l’heure actuelle), le processus aurait pu être moins éprouvant, croit-elle.

« Je sais qu’en ouvrant la porte plus grande aux gens souffrant de maladies neurodégénératives, cela peut entraîner des dérapages. C’est pour cela qu’il faut avancer prudemment sur cette voie. Mais il faut avancer. »

— Robert Goyer

Cette question n’est vraiment pas simple, concède le Dr Lussier. « On va se retrouver à prodiguer l’aide médicale à mourir à des gens qui ne se souviennent pas de l’avoir demandée. Cela prendra des balises strictes. »

À titre d’exemple, si la personne inscrit dans ses directives médicales anticipées qu’elle veut l’aide médicale à mourir au moment où elle ne reconnaît plus ses enfants, il se peut bien que rendue là, elle soit « heureuse », même si elle n’est plus la même personne qu’autrefois, explique le gériatre. « Les ‟déments heureux”, comme on les appelle, n’ont plus de mémoire, mais ils sont socialement heureux en CHSLD, poursuit le Dr Lussier. Ils font leurs activités et ne réalisent pas leur état. Ce ne serait pas facile à appliquer. »

Un débat politique et juridique

Plus de 340* demandes d’aide médicale à mourir ont été refusées au Québec depuis trois ans parce que le malade ne répondait pas ou plus aux critères de la loi. Deux Québécois – Nicole Gladu et Jean Truchon – se battent ces jours-ci pour obtenir le droit d’avoir accès à l’aide médicale à mourir (AMM). Les procureurs de Québec et d’Ottawa défendent leur loi respective. L’arrêt Carter de la Cour suprême complique le débat. Explications.

Bataille judiciaire majeure

Atteint de triparalysie depuis la naissance, Jean Truchon a perdu l’usage de son seul bras fonctionnel en 2012. Survivante de la polio qui l’a foudroyée à l’âge de 4 ans, Nicole Gladu souffre aujourd’hui du syndrome post-poliomyélite, une maladie dégénérative incurable. Tous deux veulent mourir, mais comme ils ne sont pas « en fin de vie » – critère de la loi québécoise – et que leur « mort n’est pas raisonnablement prévisible » – critère de la loi fédérale –, on leur a refusé l’AMM. Leur combat devant la Cour supérieure du Québec pourrait avoir un impact important sur les lois actuelles.

Des refus scrutés à la loupe

La Commission sur les soins de fin de vie a analysé les quelque 340 demandes d’aide médicale à mourir refusées au Québec dans le cadre de son bilan des trois années de la Loi concernant les soins de fin de vie. Ce rapport a été remis à la ministre de la Santé et des Services sociaux Danielle McCann en début d’année et n’a pas encore été rendu public.

Québec étudiera l’élargissement de la loi, mais pas tout de suite

Au début de janvier, le premier ministre François Legault a réitéré son intention de se pencher sur l’élargissement de l’admissibilité à l’AMM. En campagne électorale, le chef de la Coalition avenir Québec s’était engagé à étudier la question de l’élargissement, notamment aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer qui inscriraient leur volonté au préalable dans des directives médicales anticipées (les lois actuelles ne le permettent pas). Maintenant qu’il est élu, le gouvernement caquiste affirme qu’il prendra connaissance de deux rapports d’experts attendus au cours de la prochaine session parlementaire avant de préciser ses intentions. Le premier fera le bilan des trois ans de la Loi concernant les soins de fin de vie et examinera les cas de refus d’aide médicale à mourir. Le second porte sur les demandes anticipées d’aide médicale à mourir.

D’abord, la loi québécoise

En 2014, deux ans avant le gouvernement fédéral, Québec a adopté la Loi concernant les soins de fin de vie, qui incluent l’aide médicale à mourir et les soins palliatifs. En vertu de cette loi, seules les personnes majeures et aptes à consentir ont le droit d’avoir accès à l’AMM, à condition d’être en fin de vie et d’être atteintes d’une maladie grave et incurable. Les malades doivent endurer continuellement de grandes souffrances physiques ou psychologiques qui sont intolérables et ne peuvent être soulagées par les moyens normalement utilisés (soins palliatifs, sédation, etc.). Selon Québec, la loi relevait du domaine de la santé, de compétence provinciale. Elle ne portait pas à proprement parler sur le suicide assisté, qui relève du Code criminel, une compétence fédérale.

Puis la cour suprême

Kay Carter et Gloria Taylor avaient entrepris des recours devant les tribunaux de la Colombie-Britannique pour obtenir le droit à un soutien médical afin de mettre fin à leurs jours. L’affaire s’est rendue jusqu’en Cour suprême. Mme Carter a obtenu une aide au suicide en Suisse, tandis que Mme Taylor est morte d’une infection avant la fin du processus judiciaire. Leurs descendants et l’Association des libertés civiles de Colombie-Britannique ont toutefois poursuivi leur combat devant les tribunaux. Dans son arrêt Carter rendu en février 2015, la Cour suprême a jugé que les dispositions du Code criminel ne s’appliquaient pas dans les cas où un médecin fournirait de l’aide à mourir à un adulte « qui consent clairement à mettre fin à sa vie » et « qui est affecté de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition ».

Et finalement le fédéral

Au moment d’écrire sa loi adoptée en 2016 (loi C-14) en réaction au jugement de la Cour suprême, le gouvernement fédéral a ajouté le critère de « mort naturelle devenue raisonnablement prévisible » qui n’était pas dans l’arrêt Carter. Ce concept est critiqué pour son caractère imprécis et fait l’objet de contestations judiciaires. Le fédéral précise dans sa loi qu’il n’est pas nécessaire d’être atteint d’une maladie mortelle ou d’être en phase terminale pour être admissible à l’aide médicale à mourir. Au procès intenté par Mme Gladu et M. Truchon, le représentant du Procureur général du Canada, Me David Lucas, a plaidé que le critère de « mort raisonnablement prévisible » établit l’équilibre « le plus approprié » entre l’autonomie des personnes et l’intérêt des gens en situation de vulnérabilité. Éliminer ce critère équivaudrait à « promouvoir des stéréotypes nuisibles au sujet des gens malades, âgés ou handicapés », en plus de « compromettre les efforts de prévention du suicide », puisque cela enverrait le message aux gens vulnérables que « leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue », a poursuivi le procureur fédéral.

« Une situation problématique »

« C’est le problème des lois à l’heure actuelle. On a une loi provinciale, une loi fédérale, un jugement de la Cour suprême, et les trois ne disent pas la même chose. Au Québec, comme on a une loi plus restrictive que la loi fédérale, ça nous place comme médecins dans une situation problématique. On nous demande de faire l’interprétation des critères qui sont différents d’une loi à l’autre, or, ce n’est pas notre tâche, ça », explique le Dr Alain Naud, qui a traité les demandes d’AMM de plus de 90 patients depuis trois ans. L’Association canadienne de protection médicale – qui est l’assureur des médecins en responsabilité professionnelle – a recommandé aux médecins d’appliquer la plus restrictive des deux lois en vigueur (dans les provinces qui ont leur propre loi, comme le Québec), a expliqué le médecin de famille de Québec au tribunal. « Je veux juste qu’on me donne un outil clair, dans l’intérêt des malades », poursuit celui qui siège aussi au C.A. du Collège des médecins du Québec.

« Pas assez de bras »

Beaucoup de médecins refusent de prodiguer l’aide médicale à mourir au Québec. Plus tôt au procès intenté par M. Truchon et Mme Gladu, le Dr Claude Rivard a témoigné à la demande du Procureur général du Canada de ses craintes que si le critère de fin de vie était retiré, la demande pour obtenir de l’aide médicale à mourir pourrait exploser. « On n’a déjà pas assez de bras pour donner le service de façon adéquate aux gens qui se qualifient selon les critères actuels », dit-il. Tout en reconnaissant qu’il s’agissait d’une supposition, le médecin de famille – qui l’a prodiguée à 123 patients depuis trois ans – dit craindre que sans le critère de mort raisonnablement prévisible, plusieurs médecins ne plaident l’objection de conscience et refusent de prodiguer l’AMM.

« L’échappatoire » de l’objection de conscience

Une étude québécoise publiée en 2017 révélait d’ailleurs que des médecins favorables à l’aide médicale à mourir « en théorie » refusaient pourtant de l’administrer à un patient, invoquant « l’objection de conscience » lorsqu’ils en reçoivent concrètement la demande. Ces médecins se servent de l’objection de conscience comme « échappatoire » pour justifier leur refus, ont découvert deux chercheuses qui ont mené leur étude auprès de médecins qui travaillent à Laval. Les médecins refusent parce qu’ils se disent déjà débordés par leur charge clinique actuelle, parce que l’AMM prend beaucoup de temps, notamment en raison des procédures administratives imposées par l’État, ou carrément pour des préoccupations médicolégales. La majorité d’entre eux disent également que cela représente un fardeau émotionnel trop lourd à porter. D’autres estiment qu’ils ne sont pas dotés d’une expertise clinique suffisante pour l’administrer. Certains craignent d’être stigmatisés par leurs pairs ou par la société.

Le risque d’élargir les critères

Ne pas mettre de critère lié à une mort prévisible pourrait être risqué, croit pour sa part le Dr David Lussier, de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal. Le gériatre cite le cas de deux patientes âgées souffrant de douleurs chroniques qui l’ont consulté récemment. Ces patientes lui ont confié qu’elles souffraient beaucoup il y a un an, au point qu’elles ont fait une demande d’aide médicale à mourir, demande qui leur a été refusée, car leur mort n’était pas raisonnablement prévisible. Or, la douleur de ces patientes est mieux soulagée aujourd’hui même si elle est encore présente, au point qu’elles ne veulent plus mourir. « Le danger se situe là, lance le Dr Lussier. Si on leur avait accordé l’AMM il y a un an, alors qu’il y avait des traitements possibles pour la dépression et pour mieux contrôler la douleur, on n’aurait pas pu revenir en arrière. »

La mère de la loi québécoise blâme le fédéral...

Aux yeux de la députée Véronique Hivon, considérée comme la mère de la Loi concernant les soins de fin de vie, le fédéral aurait dû « mieux faire ses devoirs ». « Le fédéral n’a pas fait le débat social qui s’imposait, critique-t-elle. Il s’est éloigné de l’arrêt Carter en ajoutant le critère de mort raisonnablement prévisible sans expliquer ni consulter la population comme il aurait dû. » De son côté, le Québec n’avait pas le choix d’adopter le critère de « fin de vie », puisqu’il était limité par sa compétence en santé (compétence provinciale), alors que le fédéral n’avait pas cette contrainte, ajoute-t-elle.

… et veut poursuivre le débat

Sur la question d’inclure l’AMM dans les directives médicales anticipées pour les gens souffrant de maladies neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer, la députée Véronique Hivon explique que « dans un monde idéal », cela aurait fait partie de la loi québécoise dès le départ. Or, il y a trois ans, lorsque la loi a été adoptée, le consensus parlementaire n’était pas acquis sur cette question, croit-elle. « Le débat doit se poursuivre, mais il ne faut pas avoir la pensée magique que ce sera facile, poursuit Mme Hivon. C’est complexe de mesurer la souffrance d’une personne si cette dernière n’est plus capable de l’exprimer. Qui prendra la décision ? Un comité d’éthique ? La famille ? Le médecin ? Le médecin seul ne doit pas être pris avec tout le poids de cette décision. »

* Source : dernières données disponibles datant de mars 2018 publiées dans le rapport annuel d’activités de la Commission sur les soins de fin de vie

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