Analystes, chroniqueurs ou simples observateurs, tous ou presque partagent le même constat, apparemment peu contestable, d’un rejet marqué des élites dans les sociétés occidentales.
La période actuelle en ferait foi, et il est désormais convenu d’attribuer à cette défiance les deux déroutes électorales récentes ayant mené au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne (Brexit) et à l’invraisemblable élection de Donald Trump à la Maison-Blanche. […]
Ce qui distingue les manifestations récentes de défiance envers le pouvoir établi, c’est le fait qu’elles ne s’inspirent pas de l’idéal révolutionnaire traditionnel fondé sur la lutte pour les libertés individuelles, l’égalité et la justice sociale. Au contraire, elles se positionnent à droite de l’échiquier politique en dénonçant l’anomie de la société, son humanisme excessif, sa trop grande tolérance libérale. […]
Cette classe populaire qui, il n’y a pas si longtemps, déboulonnait ses élites pour les remplacer par des héros issus de la gauche prolétaire (Lech Walesa en Pologne, Lula da Silva au Brésil, Evo Morales en Bolivie), pourquoi se tourne-t-elle maintenant vers des personnalités aux idéaux opposés, conservatrices et ancrées à droite, pour ne pas dire à l’extrême droite ? En se tournant vers un bourgeois issu des grandes écoles anglaises (Boris Johnson), ou un homme d’affaires fortuné qui fréquente depuis toujours les hautes sphères du pouvoir américain, y compris la famille Clinton, comment les classes populaires pourraient-elles prétendre au rejet de leurs élites ? […]
Un grand bourgeois et un milliardaire qui dénoncent les inégalités du système – duquel ils sont les grands bénéficiaires – et qui se portent à la défense des plus défavorisés de la société… Le paradoxe est de taille, mais pas autant que la colère du peuple, si on en croit Robert Reich, ancien secrétaire au Travail de l’administration Clinton, qui évoquait dès 2015 le risque de voir Boris Johnson et Donald Trump s’imposer contre toutes les prédictions.
S’il faut lui reconnaître le flair d’avoir senti le vent tourner, il est cependant difficile de suivre Reich lorsqu’il affirme que la colère de la classe populaire vise clairement les élites politiques, les lobbyistes, les avocats, les chefs d’entreprises, les chefs de Wall Street ou de la City et autres multimilliardaires, puisque Johnson et Trump véhiculent tous deux des valeurs de performance aujourd’hui vénérées par le peuple. Si l’hypothèse d’un rejet de classe était crédible, les soutiens à Johnson et à Trump constitueraient un non-sens à la fois incompréhensible et inédit, à moins qu’il ne s’agisse de l’expression culminante d’une ignorance et d’un obscurantisme qu’on aurait jusqu’alors sous-estimés.
C’est malheureusement la piste qu’on est contraint de suivre quand on cherche à comprendre ce prétendu rejet des oligarchies, et qu’on s’aperçoit qu’il ne repose en réalité sur rien de tangible, le peuple remplaçant des bourgeois par des aristocrates, des millionnaires par des milliardaires, et des démagogues par des populistes. Bernée par une posture pourtant grotesque et prétendument sociale, la classe populaire se pâme devant des élites encore plus dominantes, méprisantes et écrasantes, figures montantes d’une démocratie en dégénérescence.
Ce manque de jugement collectif constitue l’aboutissement d’un système qui a réduit l’épanouissement individuel à la réussite matérielle et imposé le succès financier comme l’unique étalon de la réalisation de soi, reléguant ainsi toute autre aspiration au rang des inutilités.
Cette observation n’est certes pas nouvelle, mais elle semble défier plus que jamais l’héritage des Lumières et l’idéal de l’éducation pour tous comme ultime rempart contre l’obscurantisme. On peut observer cette régression sur tous les territoires où triomphe l’économie de marché – au Japon, par exemple, le ministre de l’Éducation, de la Culture, des Sports, de la Science et de la Technologie a récemment recommandé l’abolition des facultés de sciences humaines, de sciences sociales et d’éducation pour les remplacer par des matières plus « utiles » à la société. Au Canada, on se souvient des restrictions budgétaires du gouvernement Harper qui visaient plusieurs domaines essentiels de la recherche scientifique, et dont l’intention à peine dissimulée était de mettre fin au financement d’études dont on savait qu’elles produiraient des rapports alarmants sur la santé et l’environnement et proposeraient des recommandations contraignantes. On se souvient aussi des compressions brutales dans le budget de Radio-Canada, lesquelles signifiaient clairement que la culture constitue un domaine inutile au bon déroulement des affaires.
Cette disqualification des humanités n’est malheureusement pas l’apanage des grands acteurs du néolibéralisme ; elle s’étend désormais dans toutes les sphères de la société.
Il suffit d’écouter ce qu’il est convenu d’appeler les « radios poubelles » pour observer à quel point la culture et le savoir sont considérés comme des freins au développement économique individuel et collectif, et combien ce développement est vu comme le seul but pertinent à atteindre. Avec la prétention d’être la voix du peuple (cette majorité silencieuse qu’on n’a jamais autant entendue…), on y dénonce les « enverdeurs » qui empêchent l’économie et les douze cylindres de tourner à plein régime, on y méprise les plus vulnérables et l’État-providence, on y fait l’apologie de la consommation, et on ne manque pas de ricaner face à la moindre référence artistique, scientifique ou culturelle.
Ce courant, qui redéfinit le bonheur à travers la consommation, le divertissement et l’évacuation de tout questionnement complexe, tend à se généraliser et caractérise aujourd’hui une partie importante de notre société. Celui qui n’embrassera pas cette contre-culture se retrouvera marginalisé, raillé, décrédibilisé. Pire, on n’hésitera pas à le défier avec arrogance, quitte à remettre en question les connaissances les plus universelles et les vérités les plus incontestables.
C’est donc bien une révolution inédite qui se produit sous nos yeux, et elle ne constitue en aucun cas un rejet des élites qui écraseraient le pauvre peuple. Les voix qui s’élèvent aujourd’hui s’accommodent en réalité très bien de ces oligarchies, convaincues du bien-fondé du néolibéralisme et heureuses de son triomphe. Elles n’aspirent en réalité qu’à goûter, elles aussi, aux jouissances de la croissance à tout prix.
S’il est un rejet qui a lieu, c’est celui de l’intellectualisme. Bien plus qu’à la révolte des pauvres, c’est à la révolte des cancres que nous assistons. Des innocents aux mains pleines qui traînent avec eux les deux qualités requises par le système qui les a fabriqués : la conviction que le bonheur est dans l’accumulation, et l’incapacité intellectuelle à s’opposer au système qui assure ainsi sa pérennité. Au terme de cet invraisemblable glissement des vertus où l’ignorance, qui jadis rendait honteux, s’exhibe désormais en trophée, consommation frénétique et anti-intellectualisme cohabitent aujourd’hui en harmonie. « I love the poorly educated » : ces mots, prononcés par Donald Trump le 23 février 2016, sont sans doute ceux qui lui ont ouvert le chemin de la Maison-Blanche. […]