Chronique

Une banlieue nommée Désir

Qu’ont en commun les films Mommy, 1987 et Tu dors Nicole ? Ils sont favoris aux Jutra, ce soir… et ils se déroulent tous trois en banlieue.

Les longs métrages de Dolan, Trogi et Lafleur s’inscrivent ainsi, mine de rien, dans le droit fil de la cinématographie québécoise des dernières décennies. Une cinématographie qui, de La vie heureuse de Léopold Z à C.R.A.Z.Y. en passant par C’est pas moi, je le jure !, a graduellement évacué la ville au profit de la banlieue.

Ça n’est pas sorcier, les couronnes sont aujourd’hui l’espace de référence des films québécois. Ce qui ne serait pas étranger à leur popularité ainsi qu’à l’exode, chaque année, de milliers de citadins vers la banlieue…

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Andrée Fortin est l’une des rares universitaires à se consacrer à la banlieue. Professeure de sociologie à l’Université Laval, elle tente depuis plus de 15 ans de comprendre l’attrait et la popularité des couronnes.

Il y a la grande cour, oui. Le bas prix des maisons, aussi. Mais elle a réalisé, en menant des centaines d’entrevues au sein du Groupe interdisciplinaire de recherche sur les banlieues, qu’il y a plus encore. Il y a une image idéalisée des couronnes et, a contrario, une opinion « extrêmement négative » de la ville.

D’où vient cette impression défavorable ? Pas clair…

« On s’est rendu compte, avec les entrevues, que beaucoup de répondants n’avaient jamais vécu en ville, que l’image négative qu’ils avaient ne correspondait ni à leur vécu ni à leur expérience de vie. Il faut donc que ça vienne de quelque chose d’extérieur. »

Mais de quoi, au juste ?

Andrée Fortin avait sa petite idée, une intuition, « une piste », comme elle dit. Elle a donc profité d’une année sabbatique, en 2009, pour la vérifier. Une année sabbatique qui s’est transformée en séance de visionnement d’à peu près tous les films québécois de fiction dont l’action se déroule après 1950.

Armée d’une bonne grille d’analyse, elle a regardé plus de 270 longs métrages. Elle les a visionnés encore et encore, jusqu’à quatre fois pour certains d’entre eux. Elle s’est penchée sur les places publiques, la circulation routière, le rôle joué par la famille et les enfants et, surtout, les espaces habités.

Et plus elle visionnait de films, plus son hypothèse se confirmait…

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« Le cinéma ne se contente pas d’être un reflet, précise Andrée Fortin. Il interprète le monde, il propose un regard, il façonne la réalité. »

Et cette réalité, écrit-elle dans un fascinant livre paru ces jours-ci, Imaginaire de l’espace dans le cinéma québécois, est de plus en plus celle d’une banlieue idéalisée, véritable milieu de vie pour les familles. Une banlieue en construction (1981), où grandissent les enfants (C’est pas moi, je le jure !), où se projette l’avenir des ménages (L’homme idéal).

La grande ville, elle, a quasiment disparu comme milieu de vie attrayant. Pas complètement, on s’entend. Mais de lieu central et dynamique qu’elle était (L’eau chaude, l’eau frette), elle s’est mutée en simple lieu de transition (Eldorado), de précarité (La moitié gauche du frigo) et de pauvreté (Le ring). Un lieu de criminalité, aussi (Le dernier tunnel), de déchéance (20h17, rue Darling), de prostitution (Being at home with Claude), de démolition (Réjeanne Padovani) et de déperdition (Un zoo la nuit).

« La ville est de plus en plus présentée comme invivable, surtout pour ceux qui ont des enfants. »

— Andrée Fortin, professeure de sociologie à l’Université Laval

Parallèlement, l’image de la banlieue n’a cessé de s’améliorer depuis les années 70. Finis, l’ennui et la quétainerie des Deux femmes en or, les couronnes sont devenues le milieu de vie par défaut, un lieu empreint de souvenirs (C.R.A.Z.Y.), synonyme de promotion sociale (Monica la mitraille), promettant un avenir radieux pour les enfants (Maman Last Call). Un lieu qui se réinvente (Coteau rouge), parfois inaccessible (Ti-Mine, Bernie pis la gang), où on rêve de s’épanouir (La vie heureuse de Léopold Z) ou de recommencer sa vie (Le vent du Wyoming).

« L’image forte autour de laquelle se structurent les représentations de la banlieue est celle d’un lieu rêvé, constate Andrée Fortin, auquel on aspire et où il fait bon vivre. La ville se défait, mais la banlieue, elle, se construit… »

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Le cinéma n’est donc pas que du cinéma. C’est un récit qui raconte une histoire. Une histoire qui raconte la société… et qui la façonne par le fait même.

La sortie en 2003 des films La grande séduction et Les invasions barbares en disait beaucoup sur l’époque, explique Andrée Fortin en guise d’exemple. Jean Charest se faisait élire la même année avec un programme axé sur la santé. Mais ces deux films ont à leur tour influencé la réalité en provoquant des débats sur la place du privé en santé et sur l’accessibilité des services en région.

D’où l’importance de cette inversion qui s’est opérée au cours des décennies dans le cinéma québécois, inversion qui donne de plus en plus de place à la banlieue depuis une quarantaine d’années. Quantitativement, mais aussi symboliquement.

La sociologue donne l’exemple de Maman Last Call, un film dont l’action se déroule certes en ville, mais qui se termine avec un segment de 10 minutes très révélateur : Alice, enceinte de huit mois, rêve de « déménager en banlieue avec une grande cour », une « minifourgonnette » et « un bac à fleurs en bois ».

Pas pour rien que les Québécois redoutent en grand nombre la ville, croit-elle, même s’ils n’y ont jamais mis les pieds. Pas pour rien qu’ils rêvent d’une cour et d’un bungalow, qu’ils quittent la ville pour la banlieue dès que bébé se pointe le bout du nez.

« L’imaginaire québécois est en banlieue, conclut Andrée Fortin. Les films comme Mommy, Tu dors Nicole et 1987 font donc partie d’une cuvée particulièrement représentative du cinéma québécois. »

La banlieue dans le cinéma québécois

Les deux faces d’une même médaille…

Le ring et C’est pas moi, je le jure ! résument bien la thèse d’Andrée Fortin :  la banlieue est un milieu de vie, alors que la ville est un lieu de perdition. Il s’agit en effet de deux histoires similaires : la mère d’un garçon d’une dizaine d’années quitte le foyer. Mais les ressemblances s’arrêtent là. Dans Le ring, Jessy vit à Montréal. Il est mal nourri, mal vêtu. Il sent mauvais. Sa sœur se prostitue, son père le néglige. Alors que dans C’est pas moi, je le jure !, Léon vit en banlieue. Il est bien logé, nourri, propre. Il a ses problèmes, mais son père l’aime et continue d'être présent pour lui, même s’il ne le comprend pas. Bref, la banlieue y est dépeinte positivement malgré un récit basé sur un enfant abandonné par sa mère, alors que dans Le ring, la ville est sale, dangereuse, peu accueillante.

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