Grande entrevue Fannie Lafontaine

L’indépendance de l’observatrice

Fannie Lafontaine a joué au hockey de 6 à 16 ans. À Beauport, où elle a grandi entre un père avocat et une mère universitaire, elle a fait partie de clubs de hockey pee-wee entièrement composés de gamins. À l’instar de la hockeyeuse Manon Rhéaume, de quelques années son aînée, elle était la seule fille, et parfois même la capitaine de l’équipe. Plus tard, elle a fait partie de l’équipe de hockey de l’Université de Cambridge, en Angleterre, où elle faisait sa maîtrise en droit international. Mais à cette étape de sa vie, le hockey a commencé à être sérieusement déclassé par les deux nouvelles passions de Fannie Lafontaine : le droit pénal international et la défense des droits de la personne.

Ce long préambule pour signaler de quelle fibre humaine et morale est faite Fannie Lafontaine, avocate de 40 ans, émule de Louise Arbour, dont elle a été l’assistante, prof de droit à l’Université Laval et première observatrice civile indépendante de l’histoire moderne de la justice québécoise.

Nommée le 4 novembre 2015 par le gouvernement Couillard, l’avocate a eu la difficile tâche d’examiner et d’évaluer l’intégrité et l’impartialité de l’enquête du SPVM sur les policiers de Val-d’Or soupçonnés d’agressions sur des femmes autochtones.

C’était un mandat tout aussi périlleux que prestigieux. Mais Fannie Lafontaine en avait vu d’autres, notamment au sein de la Commission internationale d’enquête sur le Darfour, à titre d’adjointe du président Antonio Cassese, ou à la Cour suprême du Canada, comme auxiliaire juridique de Louise Arbour. Et elle a aussi été coopérante volontaire et consultante pro bono en Colombie, en Haïti, au Guatemala, ou encore dans la cause qui a opposé l’enfant-soldat Omar Khadr au gouvernement canadien.

Fannie Lafontaine en avait vu d’autres, pourtant elle n’a pas accepté d’emblée le mandat du gouvernement : 

« Avant, j’ai voulu m’assurer d’avoir l’accord des groupes autochtones, et aussi que ça soit bien clair pour tout le monde : je n’allais pas être un simple tampon d’approbation du travail de la police, mais j’aurais accès à tous les documents et je pourrais en toute indépendance poser toutes les questions et obtenir des réponses. »

La semaine dernière, il était difficile d’éviter Fannie Lafontaine. Elle était de tous les bulletins de nouvelles sur tous les réseaux avec ses cheveux courts, sa tête de gamine et ses observations patientes et rigoureuses sur le travail des policiers, qui, selon son rapport de 87 pages, ont fait une enquête intègre et impartiale, mais toutefois insuffisante face à l’ampleur des difficultés.

Je pensais que la joindre serait compliqué. Mais un seul coup de fil à son bureau de l’Université Laval a suffi. Même pas besoin de laisser de message. Fannie Lafontaine a répondu tout de suite.

Comme l’enquête du SPVM sur Val-d’Or vient d’entrer dans sa deuxième phase et que Fannie Lafontaine demeure l’observatrice civile indépendante du gouvernement, j’ai profité de son passage à Montréal, cette semaine, pour la rencontrer.

Tourbillon médiatique

Dans le resto japonais trop bruyant, Fannie Lafontaine a parlé vite et d’abondance de son parcours au pays du droit pénal et international, de son esprit nomade et de ses nombreux voyages en Amérique du Sud et en Asie, de ses étudiants en droit, qu’elle adore, de sa Chaire de recherche et de sa Clinique de droit international pénal et humanitaire, de son engagement dans Avocats sans frontières, de son rôle d’observatrice, mais aussi de l’issue de l’enquête. Or, bien qu’elle ait répété dans les médias qu’il serait étonnant qu’aucune accusation ne soit portée par le DPCP, les deux seules qui l’ont été visaient deux policiers d’ailleurs et pas un seul de Val-d’Or. Toujours aussi étonnée ?

« Oui, j’ai dit que ça serait étonnant qu’il n’y ait pas d’accusations, mais j’ai aussi dit que s’il y avait des accusations, elles ne seraient pas nombreuses. Parce que dans plusieurs cas, les victimes ne pouvaient pas identifier les policiers. Dans un cas, le policier était mort. Dans un autre cas, l’agresseur n’était pas un policier, mais un civil, et ainsi de suite. Mais au fond, peu importe le nombre, une accusation, ça ne règle rien, dans la mesure où le droit criminel a un seul objectif : trouver un coupable. Tout le reste n’est pas important. » 

« Or, dans ce cas-ci, c’est tout le reste – la crise sociale, l’absence de lien de confiance entre la communauté autochtone et le corps policier, le racisme érigé en système – qui est important. Pour régler ça, il va falloir autre chose qu’une enquête criminelle, qui est beaucoup trop limitée. »

— Fannie Lafontaine

La médiatisation a joué un rôle déterminant dans cette affaire qui a éclaté à cause d’un reportage de l’émission Enquête. Trouve-t-elle que les femmes autochtones ont été instrumentalisées par ce reportage ? Elle n’ose reprendre le terme, qu’elle juge sans doute trop fort. Cependant, elle déplore le tourbillon médiatique provoqué par le reportage et dans lequel ces femmes fragiles ont été entraînées malgré elles.

« Le fait d’avoir témoigné à visage découvert a mis à mal leur crédibilité et les a fragilisées davantage dans leur vie de tous les jours, ce qui a été très difficile à vivre pour elles, dit-elle. Le paradoxe, c’est que sans ce reportage, la crise sociale à Val-d’Or n’aurait pas été révélée au grand jour. »

Et que dire de la riposte de l’émission J.E., cette semaine, qui donnait la version des policiers soupçonnés et suspendus ? Trouve-t-elle que c’est une bonne chose ?

« C’est leur droit de défendre leur réputation individuelle, eux aussi ont été piégés par cette crise. Mais il ne faudrait pas, par contre, que leur version détruise la crédibilité des femmes autochtones, ni qu’on oppose une version à l’autre et qu’au final, on tombe dans le piège du “vous, on vous croit”. »

Départager anecdote et pratique répandue

Pourtant, c’est exactement ce qui s’est passé cette semaine alors qu’un animateur de radio de Québec – Jeff Fillion, pour ne pas le nommer – affirmait que les beaux gars de la police de Val-d’Or n’auraient jamais voulu avoir des rapports sexuels avec des femmes aux dents pourries et aux prises avec des problèmes d’hépatite. L’an passé, l’animateur André Arthur a fait le même genre de commentaire au sujet de Bianca Moushoun, qui affirmait dans le reportage avoir été forcée de faire des fellations à sept policiers qui l’ont payée chacun 200 $.

Impossible de ne pas revenir sur cette histoire de fellation, d’autant que le nom de Bianca Moushoun est le seul qui apparaît dans la poursuite de 2,3 millions intentée par 41 policiers de Val-d’Or contre la journaliste d’Enquête. Fannie Lafontaine ne veut pas trop s’avancer sur ce terrain très glissant. Elle se contente de répondre que dans le fond, dans cette histoire-là comme dans celle des « cures géographiques » où des femmes autochtones ivres se font déposer par temps froid en pleine nuit à des dizaines de kilomètres de chez elles pour qu’elles dégrisent, ce qui compte, c’est de séparer l’anecdote de la pratique répandue. En d’autres mots, si plusieurs plaignantes racontent la même histoire, ce n’est plus une anecdote : c’est une pratique répandue qui mérite d’être documentée, dénoncée et éliminée.

Fannie Lafontaine privilégie plus que tout la documentation. 

« Documenter les récits d’agressions et de sévices, ça ne règle pas tout, mais c’est un début. Parce que les choses sont dites et écrites et qu’à partir de cette documentation, on peut commencer à cerner une situation et à trouver des pistes de solution. »

— Fannie Lafontaine

Je demande à Fannie Lafontaine si elle est idéaliste. Elle me répond plutôt qu’un idéalisme sans réalisme ne mène nulle part et ajoute qu’elle se considère plutôt comme une optimiste. Bref, elle croit que les choses changent, lentement, mais qu’elles finissent par y arriver. Elle me cite le cas d’Omar Khadr, pour lequel elle s’est engagée activement : « Khadr, dit-elle, c’est l’emblème d’un système qui panique et qui a recours à des mesures d’exception qui s’éloignent de nos valeurs. »

Ces derniers temps, l’enquête du SPVM sur les violations des droits des femmes autochtones de Val-d’Or, qui est entrée dans sa deuxième phase, recueille et traite toutes les plaintes reçues depuis avril 2016. Or, tant que le SPVM enquête, Fannie Lafontaine observe. Et même s’il y a un élément contemplatif dans le verbe observer, soyez assurés que Fannie Lafontaine est plus une observatrice active aux sens aiguisés qu’une contemplative.

Grande entrevue

Si Fannie Lafontaine était…

Une ville

Rio de Janeiro. Tout est une question de rythme.

Une idée politique

Le féminisme. L’équilibre qui permet l’atteinte de tous les autres.

Un livre (marquant)

L’avalée des avalés de Réjean Ducharme. « Quand on a envie de quelque chose, on est sauf. »

Un artiste

Safia Nolin. Une beauté divergente et assumée. La noblesse est dans l’attitude.

Un héros historique

Louise Arbour. L’Histoire, c’est maintenant.

Une chanson

Le tour de l’île de Félix Leclerc. La grande chanson d’amour, envers un peuple, une terre, un pays. Une ode à la résilience et à l’espoir.

Un remède

L’empathie. Je ne connais pas de meilleur remède aux conflits, quels qu’ils soient, et c’est souvent héroïque d’en éprouver.

Un poison

L’arsenic, parce qu’il évoque une bonne toune des Colocs !

Un monument ou un édifice emblématique

Le mur de Berlin, qui n’en est plus un. Parce que le monde a plus besoin des « sans-frontières » que des murs.

Un personnage au cinéma

Olive Hoover de Little Miss Sunshine. Pour les mêmes raisons que pour Safia Nolin. Rock on, girls.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.