artistes autochtones

Alors que Kanata sera présenté à Paris cette semaine, notre chroniqueur s’est entretenu avec trois femmes autochtones – Elisapie Isaac, Joséphine Bacon et Natasha Kanapé Fontaine – pour parler de leur culture.

Elisapie Isaac

Dans le vent

Elisapie Isaac a fait paraître à l’automne un magnifique album folk, The Ballad of the Runaway Girl. L’artiste inuk, originaire de Salluit, au Nunavik, habite Montréal depuis 20 ans. Après une série de spectacles en France, où l’accueil médiatique a été très chaleureux, elle sera au Grand Théâtre de Québec le 15 décembre et participera au Noël en famille de Rufus et Martha Wainwright, le 21 décembre au MTELUS, à Montréal.

Le sujet incontournable, ces derniers mois, lorsqu’on parle à des artistes autochtones, c’est Kanata. Est-ce que la discussion qui a eu lieu – ou pas – autour de Kanata pourrait avoir du bon ? Un peu comme les coupes du gouvernement Ford ont mobilisé les Franco-Ontariens ?

Le problème, c’est qu’on est devant quelqu’un qu’on aime. J’aime Robert Lepage. Je me suis déjà retrouvée chez lui, avec d’autres artistes autochtones, parce qu’il avait monté une version autochtone d’une pièce de Shakespeare. Je ne comprends toujours pas ce qui s’est passé avec Kanata. C’est cool d’être autochtone en 2018 ! Il y a Jeremy Dutcher [gagnant du plus récent prix Polaris], il y a Natasha Kanapé Fontaine… Il y a beaucoup de choses très stimulantes et avant-gardistes qui se passent dans le monde artistique autochtone. Les artistes s’expriment avec confiance, sans peur. Ç’aurait été une belle occasion pour Robert et son équipe de faire quelque chose de très moderne, avec des autochtones. Sans doute qu’il ne voulait pas tomber dans les clichés.

Peut-être qu’on veut l’excuser, mais je crois que Lepage a été contraint par la troupe d’Ariane Mnouchkine, qui a posé par la suite un regard très condescendant sur les autochtones…

Colonialiste ! Vraiment. Dans cette histoire, on a donné l’impression qu’on n’était pas ouverts à la discussion, que c’était une chasse aux sorcières. Ce n’est pas tout à fait ça ! Quand on se trompe, on peut s’excuser. Les autochtones ne sont pas rancuniers. On vient des communautés. On vit avec des gens qui ont abusé de nous. On leur a pardonné. On a enfin une voix. On veut être vus et entendus. Et je crois que les gens ont envie d’entendre les autochtones, au-delà des histoires d’horreur qu’on a vécues, que nos parents et nos grands-parents ont vécues. Comme artistes, on revendique avec de la poésie, de la musique.

Ton album parle de faire la paix avec le passé…

J’ai appris beaucoup de choses sur moi, sur ma nature dépressive. Je me suis demandé si j’avais envie de transmettre cette lourdeur à mes enfants. Je pensais que j’avais besoin de le faire, mais ce n’est pas le cas. Mes parents ont été traumatisés par ce qu’ils ont vécu. Ils n’ont pas réalisé qu’ils me transmettaient ça. Je suis devenue adulte à 10-11 ans. J’ai dû fouiller dans mon passé, remonter jusqu’à mon adoption. J’ai passé ma vie à vouloir plaire, en tant que jeune femme à moitié blanche. Ça m’a menée où je suis, à l’avant-scène, mais ça m’a aussi épuisée.

La poétesse innue Joséphine Bacon disait, dans une conférence à laquelle j’ai assisté récemment, qu’il fallait « se faire beaux » – avec les mots – pour qu’enfin on remarque les autochtones. Les choses ont-elles changé ?

Je crois, oui. Longtemps, on était des objets. On n’avait pas de voix. On ne pouvait pas s’exprimer. On ne pouvait pas parler avec son père, sa mère, ses oncles, ses grands-parents. Il y avait tellement de douleur qu’on ne voulait pas rouvrir ces plaies. Pour ne pas vomir. Ma génération vomit de l’émotion aujourd’hui, pour ces gens-là. Ça fait du bien ! Il y a beaucoup de travail à faire encore. Même pour une femme comme moi qui a le privilège de pouvoir s’exprimer et qui a sa place dans la société des Blancs. On aime nos aînés. C’est ça qui est beau dans notre culture. L’aîné a une importance incroyable. Une femme comme Bibitte [le surnom de Joséphine Bacon], tu l’écoutes et tu essaies d’apprendre. Elle a quelque chose de tellement sincère, posé et apaisant. Dans notre monde actuel, il y a peu de gens posés. Chez nous, c’est bien vu de vieillir. Tu es de plus en plus sage et de plus en plus belle ! J’ai presque 42 ans. Bientôt, je pourrai moi aussi transmettre quelque chose.

Tu parles de l’importance de pardonner. Il y a aussi l’importance de s’indigner, n’est-ce pas ? Il y a tout un pan de l’histoire de la colonisation qui a été plus ou moins occulté.

Il y a des choses qui n’ont jamais été abordées ! Dans les années 50, quelques chiens avaient la rage dans les communautés, et la police a exterminé des populations entières de chiens au Nunavik. Les aînés ont vu les meilleurs amis de l’homme chasseur presque disparaître du jour au lendemain. Ce n’était pas juste notre moyen de transport ! On a remplacé ça par des ski-doos en faisant complètement abstraction des émotions liées à ce traumatisme. On parle aussi depuis peu des cas de tuberculose dans les communautés à cette époque. Les gens malades étaient embarqués en bateau et envoyés dans des hôpitaux. Il y en a plusieurs qui ne sont jamais revenus ! On ne sait pas où ils sont enterrés. On n’était que des numéros, il n’y a pas si longtemps. On a été traités de sauvages dans les pensionnats. On n’a pas voulu qu’on parle notre langue. Comme dit Florent Vollant, on est devenus des orphelins. On a tout fait pour nous détruire, mais on est encore là. Et on essaie de faire le ménage dans toute cette merde !

Ariane Mnouchkine s’est exprimée sur Kanata avec paternalisme. Tu fais des spectacles en Europe. On a souvent l’impression, par exemple, que les Français posent un regard caricatural sur les autochtones. Trouves-tu que c’est le cas ?

Je ne le vis pas personnellement. Les journalistes que je rencontre sont très conscientisés. Libération a fait une critique vraiment intéressante de mon album. Télérama vient de m’interviewer pour un reportage [avec Natasha Kanapé Fontaine et Jeremy Dutcher]. Le journal Le Monde m’a suivie jusqu’à Salluit, chez ma sœur. J’avais un peu peur au début, mais ce fut une super belle rencontre. Ce n’était pas du tout convenu. Ce genre de dialogue, c’est un privilège. On ne peut pas seulement dire aux autres : écoutez-nous maintenant ! Je pense qu’il faut qu’il y ait une réelle réflexion pour arriver à s’entendre et se faire entendre. Pour trouver une façon harmonieuse et naturelle de rester dans la vérité.

Donc tu restes optimiste ?

Optimiste, oui ! Je n’aime pas le mot espoir. « Est-ce que tu as de l’espoir ? » On m’a tellement posé cette question-là. Mais bien sûr que j’ai de l’espoir ! On a une résilience, au-delà de l’espoir. Réconciliation, c’est aussi un mot qui me bogue. Dans la réconciliation, on a l’impression que c’est nous qui devons faire le pas vers vous. Vous aussi, il faut que vous y travailliez ! Nous, on est déjà occupés à faire le ménage dans cette merde. En même temps, on trouve parfois des trésors.

La réconciliation sous-entend qu’au départ, il y avait une bonne relation. Je ne suis pas sûr que c’était possible dans un contexte de colonisation.

Il y a encore des mentalités de colonisateurs. Oui, c’est un moment intéressant parce qu’on nous aborde, on nous parle. Les regards sont beaucoup plus doux. Je pense que les autochtones dans la rue se font regarder avec plus de bienveillance. Mais il y a encore des mentalités qui doivent évoluer, pour qu’on puisse avoir un vrai dialogue. Il n’y a pas si longtemps, on me disait : « J’aime mieux ça quand tu chantes dans ta langue »…

Pour te réduire à la caricature ? On veut l’image folklorique de ce que tu représentes, mais pas le reste…

Vraiment. Je suis tellement plus que juste ça. Je suis féministe, je suis drôle, je suis wild, je suis douce, je suis une maman. J’aime Bob Dylan et j’aime Kendrick Lamar. Je suis tout ça et bien plus encore !

Chronique

La sage et l’indignée

Il y a eu la controverse autour de Kanata. Il y aura Kanata – Épisode I – La controverse, dont la première a lieu à Paris cette semaine. Un spectacle mis en scène par Robert Lepage, produit par le Théâtre du Soleil, dirigé par Ariane Mnouchkine.

Il y a eu la polémique, donc, qui a fait grand bruit l’été dernier. À l’ombre de la polémique, il y a une culture autochtone vivante et vibrante, portée par des voix fortes, dont on entend beaucoup moins parler.

Natasha Kanapé Fontaine est une poète, peintre, slameuse et comédienne innue de 27 ans, originaire de Pessamit, sur la Côte-Nord, qui s’est fait connaître comme militante du mouvement Idle No More, dont elle est la porte-parole québécoise (ainsi qu’à la télévision, dans la série Unité 9). Elle est l’un des fers de lance autochtones de la dénonciation des relents colonialistes québécois et canadiens. Une éloquente indignée, à la voix douce qui gronde.

Je lui ai écrit, il y a quelques semaines, pour qu’elle me propose un sujet d’article. Une assignation qui serait décidée par elle. Trois jours plus tard, j’étais à Québec, au septième Salon du livre des Premières Nations. C’est de mon propre chef que j’ai choisi d’assister à une table ronde sur la poésie autochtone animée par Jean-François Létourneau, avec Joséphine Bacon, Pierrot Ross-Tremblay et ma rédactrice en chef d’un jour.

J’y suis allé avec Fiston, 12 ans, qui s’attendait sans doute à se retrouver dans un dédale de kiosques d’éditeurs comme à la Place Bonaventure. Nous étions plutôt à l’étage exigu d’un bel édifice patrimonial du Vieux-Québec, le centre culturel Morrin, dans une ambiance chaleureuse et décontractée, parmi une demi-douzaine d’exposants, dont l’Institut de développement durable des Premières Nations du Québec et du Labrador (qui fait parvenir des livres aux bibliothèques et écoles des communautés) et la maison d’édition Mémoire d’encrier, qui publie plusieurs auteurs autochtones de renom, dont Natasha Kanapé Fontaine, Naomi Fontaine et Joséphine Bacon.

Dans la ville de Robert Lepage, à quelques centaines de mètres d’où j’ai découvert La face cachée de la Lune, à sa création en 2000, la controverse de Kanata n’a pas été éludée par Natasha Kanapé Fontaine. Devant une salle comble d’une soixantaine de personnes, la poète a évoqué la « violence coloniale » et la « genèse de la colère et de l’indignation ». Elle a parlé de la réaction à l’indignation, différente selon que l’on est « marginalisé ou non marginalisé ». Pour enfin demander : « Quand est-ce que ça va déboucher sur une vraie conversation ? »

Selon Natasha Kanapé Fontaine, la poésie, l’art, la littérature sont « les derniers remparts pour ceux qui n’ont pas de voix ». Dans son quatrième recueil de poésie, Nanimissuat/Île tonnerre, paru plus tôt cette année, elle revisite sa propre enfance et son adolescence, afin, dit-elle, d’explorer ses traumatismes. 

« Il y a une autre version de la colonisation, en contradiction avec ce qui est entendu dans l’espace public et dans les écoles. Il faut s’éduquer sur nos propres histoires, personnelles et collectives. »

— Natasha Kanapé Fontaine

Sur scène, aux côtés de la jeune indignée, une vieille sage, frêle et fragile. Joséphine Bacon, poète, parolière, documentariste et figure de proue de la littérature autochtone. Une Innue, elle aussi originaire de Pessamit. Entre les deux artistes, le contraste comme la filiation sont saisissants. La grand-mère et sa petite-fille spirituelle.

Ce que l’aînée lui a transmis de plus précieux, selon Natasha Kanapé Fontaine ? Sa façon d’évoquer le territoire ancestral. « L’idée du territoire tel qu’il était auparavant, avant les coupes à blanc et les barrages hydroélectriques. » Pendant qu’elle répond à la question de l’animateur, une publicité d’Hydro-Québec, l’un des commanditaires du Salon du livre, s’affiche en arrière-plan, sur grand écran. Cruelle ironie.

La poésie de Natasha Kanapé Fontaine et de Joséphine Bacon est « révolutionnaire », selon Pierrot Ross-Tremblay. Innu lui aussi et professeur de sociologie à l’Université Laurentienne de Sudbury, il a fait paraître cette année son premier recueil de poésie, Nipimanitu/L’esprit de l’eau. « La filiation avec les ancêtres se poursuit depuis des temps immémoriaux », dit-il, rappelant « l’importance du rêve, qui devient source de sagesse ».

Le rêve est omniprésent dans l’œuvre de Joséphine Bacon. Le rêve et la mémoire de Nushimit, la terre des ancêtres. Invitée d’honneur du plus récent Salon du livre de Montréal, celle que l’on surnomme Bibitte vient de faire paraître son quatrième recueil de poésie, le magnifique Uiesh/Quelque part, chez Mémoire d’encrier.

C’est grâce à des anthropologues, dit-elle, que Joséphine Bacon a pu retrouver sa langue et renouer avec sa culture après son exil montréalais, il y a un demi-siècle. Elle souhaite désormais transmettre les récits des anciens, les mythes fondateurs, à travers son art, en devenant « l’ancêtre de [ses] ancêtres ». « Les ancêtres, je ne sais pas s’ils comprennent le français, mais ils comprennent la poésie. C’est à mon tour de raconter en poésie ce qu’ils m’ont raconté en récit. »

« Il est venu pour moi le temps, même en poésie, de redonner à tout le monde un peu de qui nous sommes. Nous étions des histoires bien avant 1534. »

— Joséphine Bacon

Laisser à ceux qui ont subi les affres de l’Histoire raconter ce qui n’a pas été raconté ou ce qu’ils n’ont pas eu l’occasion de raconter. N’est-ce pas la leçon à retenir de l’affaire Kanata ?

« Quand je repense à l’Histoire, je constate qu’on était souvent absents, remarque Joséphine Bacon. Qu’est-ce qu’on peut faire pour qu’on nous remarque ? Peut-être qu’en se faisant beaux, on nous remarquerait jusqu’à la moelle de nos os. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on s’est faits beaux en poésie et qu’on commence à être remarqués. »

Les conseils inspirants et émouvants d’une femme remarquable à une autre.

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