ÉDUCATION
Jardinier plutôt que charpentier
La Presse
Vous avez signé dans le
le mois dernier un vibrant manifeste contre le « parentage ». Mais qu’est-ce que vous avez contre la parentalité ?Je ne pense pas qu’il y ait d’équivalent en français pour
, un verbe qui est apparu en 1958 aux États-Unis et qu’on n’utilise couramment que depuis les années 70. Bien sûr, les gens sont des parents depuis la nuit des temps. Mais cette idée qu’il y a une activité bien particulière, des choses précises à faire, en tant que parent, pour élever un enfant bien spécifique, au lieu d’être un parent, tout simplement, est relativement récente.Selon vous, être un parent, c’est un peu comme être un jardinier (et non un charpentier). Que voulez-vous dire précisément ?
La vision du parentage dépeint le parent comme un charpentier qui formate son enfant pour qu’il devienne un adulte particulier. Mais la science nous indique au contraire que les enfants ne se développent pas du tout de cette manière. Ce que dit la science, c’est plutôt que le parent est un genre de jardinier. Il travaille son sol, le rend fertile, fait de l’espace pour ses plantes. Ce qui pousse est un réel écosystème. Tous ceux qui travaillent la terre le savent : il est impossible de prévoir le résultat final. Un écosystème en santé va pousser dans toutes les directions. Rien ne pousse jamais vraiment comme prévu (rires !). Mais quand je dis que le parent est un jardinier, il y a aussi une raison plus profonde à cela. C’est qu’un écosystème se doit d’être diversifié pour pouvoir bien réagir à tous les changements dans l’environnement.
Et comment s’est-on éloigné du modèle du jardinier pour tous devenir charpentiers ?
Pour surmonter les défis, il y a toujours eu toute une communauté de gens qui s’occupaient des enfants. On dit qu’il faut un village pour élever un enfant, et c’est très propre aux humains. Chez les chimpanzés, il n’y a que la femelle qui s’occupe de ses petits. Nous, les humains, sommes une des rares espèces où l’enfance est si longue, où nous avons des grands-mères (des femelles qui survivent passé la ménopause), un lien entre le mâle et ses petits, etc. Dans la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, c’est avec cette communauté qu’on a géré cette longue période d’immaturité chez les humains (l’enfance). Mais au tournant du XX
siècle, les familles se sont rétrécies, les gens ont fait des enfants plus tard, sont devenus plus mobiles et ont étudié et travaillé longtemps avant d’avoir une famille. Du coup, cela a complètement changé comment on fait les enfants. Si en allant à l’école, pour réussir, on s’habitue à lire des livres et chercher une expertise, on va faire la même chose avec les enfants. Comme si les enfants étaient une autre sorte de travail…Vous écrivez qu’un bon parent ne devrait pas vouloir rendre son enfant heureux, intelligent ou performant. C’est assez provocant comme affirmation.
Bien sûr, on peut espérer que nos enfants soient heureux et qu’ils réussiront, mais vous savez, c’est un peu comme l’insomnie. Le plus on y pense, le moins on a de chances de réussir ! Chaque génération d’enfants va devoir faire face à de nouveaux défis. Les défis du XXI
siècle sont très différents de ceux du XX . Ce que l’on peut faire, par contre, c’est transmettre nos valeurs, exprimer ce qui est important à nos yeux et offrir le plus de ressources possible à nos enfants. Mais non, on ne peut pas rendre notre enfant de telle ou telle manière. Dans un bon écosystème, il y a toutes sortes de variations. Et de la même manière, tous les enfants sont différents. On ne peut pas prévoir comment ils vont tourner ! Certains sont toujours heureux, d’autres non, certains sont intenses, d’autres, plus calmes. Il n’y a pas de mode d’emploi.Alors, qu’est-ce qu’on fait si on veut bien faire comme parent ?
Dans le fond, on le sait tous : il faut aimer nos enfants, en prendre soin, c’est capital. […] Ensuite, il faut offrir un sentiment de stabilité et de sécurité [ironiquement, pour les laisser ensuite prendre des risques et voler de leurs propres ailes]. […] Et puis enfin, il faut leur transmettre nos valeurs. Bref, leur donner tout ce qu’on peut, sans essayer de les formater.
Alison Gopnik
Farrar, Straus and Giroux, 2016