Alimentation

Pourquoi des aliments anonymes deviennent-ils à la mode ?

Chou frisé, goji, quinoa… pourquoi des aliments à peine connus il y a quelques années se retrouvent-ils partout : dans les médias sociaux, les émissions de cuisine, les supermarchés et les restaurants ? Nous avons posé la question à quelques experts.

Eve Turow s’intéresse aux milléniaux et à leur obsession pour la nourriture. Récemment, l’auteure américaine s’est penchée sur le chou frisé. Pourquoi les salades faites de kale au lieu de laitue coûtent-elles soudainement les yeux de la tête ? Pourquoi des personnalités comme Gwyneth Paltrow ou Beyoncé déclarent-elles publiquement leur amour pour ce légume feuillu ?

Le chou frisé est pourtant cultivé depuis des millénaires sur la planète. Une rumeur qui circule sur l’internet laisse même entendre que les restaurants Pizza Hut ont longtemps été les plus grands acheteurs de chou frisé non pas pour leur menu, mais pour décorer leur bar à pizza(1).

Eve Turow tente donc d’y voir plus clair. Ses premières recherches pointent toutes vers Oberon Sinclair, la patronne de My Young Auntie, une agence de relations publiques qui représente des grandes marques de mode.

Dans un échange de courriels entre l’auteure et la relationniste, Oberon Sinclair déclare qu’elle a été embauchée par l’Association américaine du kale « pour rendre le légume plus cool ».

Eve Turow aurait pu mettre fin à ses recherches, mais elle a planifié une entrevue avec l’auteur du livre 50 Shades of Kale et aussi fondateur de la journée nationale du kale, le Dr Drew Ramsey. Celui-ci est perplexe. Il est d’avis que l’Association américaine du kale n’est que de la frime, qu’elle n’existe pas réellement.

Celle qui collabore à plusieurs médias américains est prise de court. « J’ai poursuivi mes recherches et personne ne connaissait ce regroupement. Vous pouvez aller voir leur site web. Il est assez léché, mais il ne contient que des informations superficielles. Il n’y a aucun moyen de trouver les coordonnées d’un responsable », raconte-t-elle.

À force de relancer Oberon Sinclair, cette dernière passe à table. Elle a inventé l’association parce que, explique-t-elle drôlement, le kale est son légume préféré et la santé des Américains lui tient à cœur. Lorsque le site web Mind Body Green rappelle la relationniste pour vérifier ses propos avant la publication de l’article d’Eve Turow, Oberon Sinclair confirme et ajoute même qu’il s’agit de sa meilleure campagne de relations publiques à vie.

« Personnellement, je ne pense pas qu’elle avait à inventer une association bidon. Je crois qu’elle l’a fait pour obtenir de nouveaux contrats. C’est mon opinion personnelle et ce n’est pas celle de mon éditeur. Mais comme de fait, cette agence de relations publiques a désormais plusieurs clients dans l’industrie alimentaire », explique Eve Turow, en entretien téléphonique avec La Presse.

Selon l’auteure, les entreprises en alimentation font souvent affaire avec des agences de relations publiques ; les consommateurs s’en rendent parfois compte, d’autres fois non. « La campagne de publicité “Got Milk ?” a enraciné l’idée qu’il faut boire du lait pour obtenir du calcium. Pourtant, on peut consommer du calcium dans plein d’autres aliments, dit-elle, comme le kale. »

« Les producteurs d’oranges avaient un surplus de fruits et ils ont embauché une firme pour tenter de venir à bout de leur stock, poursuit-elle. C’est comme ça qu’est née l’idée du jus d’orange. »

— Eve Turow

L’internet et les influenceurs

Même s’il y a parfois de l’argent caché derrière la promotion d’aliments, l’auteure croit que ce sont, la plupart du temps, des influenceurs qui contribuent à populariser des produits alimentaires.

Même son de cloche pour le sociologue en pratique alimentaire, Alain Girard. Celui-ci explique que les blogueurs, les foodies, les nutritionnistes, les grands chefs et les mères de famille peuvent tous jouer un rôle d’influenceur lorsqu’ils se manifestent sur les réseaux sociaux ou dans les médias dits traditionnels.

« On dirait qu’à un certain moment, tous les canaux se branchent ensemble pour faire naître une tendance. Les distributeurs en alimentation et les supermarchés sont d’ailleurs très sensibles à ces nouvelles modes. Dès qu’un aliment semble poindre, on va s’arranger pour le mettre en évidence pour renforcer la tendance », dit M. Girard.

Eau de coco, grains germés, aliments fermentés… à l’exception du bacon, pourquoi donc les consommateurs semblent s’enticher pour des aliments aux vertus nutritives ? Tout cela n’est pas un hasard, croit M. Girard. « Ce n’est pas généralisé à toute la population, mais il y a une frange, généralement éduquée, pour qui la santé est une valeur importante. C’est clair que si l’on vient proposer un produit dans cette niche-là, il va être plus susceptible d’être adopté qu’un biscuit sucré contenant du gras trans. »

Le professeur en économie agroalimentaire à l’Université Laval Rémy Lambert affirme d’ailleurs que les consommateurs sont plus que jamais à la recherche de nouveautés. Par contre, il réfute l’idée que les entreprises usent de tactiques pour faire naître des besoins chez les consommateurs.

« Ce n’est pas parce qu’on a un produit à mettre en marché qu’une campagne de publicité va réussir à convaincre les consommateurs. Il faut plutôt identifier les besoins des consommateurs et ceux-ci sont presque illimités », dit M. Lambert.

Alors le chou frisé, quels besoins comble-t-il ? « Le kale vient combler le besoin de nouveauté, de changement de routine. Il n’y a rien de plus plate qu’une salade. Alors lorsque le kale est arrivé, il a plu à ceux qui recherchaient des aliments santé et à ceux qui étaient à la recherche de produits nouveaux. C’est nouveau, on l’essaie ! »

(1) La radio publique NPR s’est penchée sur cette rumeur. Une journaliste a retracé la source de cette affirmation, le livre From Asparagus to Zucchini publié en 1996. Elle a contacté l’une des auteurs qui a assuré que ses sources étaient crédibles. La journaliste a aussi contacté la chaîne de restaurant Pizza Hut. Elle attend toujours d’être rappelée !

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