Amandine Gay

Paroles de femmes

Dans le documentaire Ouvrir la voix, la cinéaste Amandine Gay donne la parole à 24 femmes noires vivant en France et en Belgique. Du racisme quotidien à la religion, de la fétichisation du corps à l’accès à l’éducation, les thèmes sont vastes et la parole de ces femmes, qu’on entend pour une rare fois, est remuante. Nous avons rencontré la cinéaste de 33 ans à l’occasion de la sortie du film, qui a remporté le Prix du public aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) l’automne dernier.

Quelle est la réaction des gens au film ?

Pour les personnes noires, ça débloque des discussions-fleuves. Pour les personnes blanches, il y a un effet de surprise, parce qu’elles entendent plein de choses qui les font remettre en perspective leurs attitudes. C’est un film qui travaille beaucoup après la projection, ça, c’est sûr.

Vous attendiez-vous à tant remuer les gens ?

Ouvrir la voix, c’est que de bonnes surprises. J’ai commencé à travailler en 2013 sur ce film, qu’on a fait en autonomie complète. Mon vrai défi était de le finir. J’ai fait ce film pour les jeunes filles noires, mais ça a été un gros casse-tête logistique. Je me suis retrouvée réalisatrice, distributrice, attachée de presse ! C’est donc un peu comme la cerise sur le gâteau que les gens le prennent et qu’ils réagissent beaucoup.

Est-ce que le cinéma était un prétexte pour dire ce que vous aviez à dire ?

C’est très important de faire du cinéma. J’ai été comédienne, j’ai écrit des scénarios de courts, j’ai toujours voulu être réalisatrice. Souvent, les films politiques n’ont pas de vraie réflexion esthétique. Mais ça aussi, ça fait partie du politique. Si je fais un documentaire avec des têtes parlantes, je vais essayer de renouveler le genre, d’une certaine façon. C’est un film de deux heures, sans musique, en plan très serré, en lumière naturelle, il y a beaucoup de choix poussés qui portent la narration. S’il avait été fait dans un style reportage télévisuel, le film n’aurait pas la même puissance. Dans le monde du cinéma d’art et d’essai en France, je revendique le statut d’auteure.

Vous ne nommez pas les femmes, on ne sait pas vraiment ce qu’elles font dans la vie non plus. Pourquoi ?

Un des plus grands soucis avec le racisme, c’est qu’on est présenté comme un grand groupe monolithique. Je voulais leur redonner une individualité, que ce soit leur personnalité qui ressorte.

C’est pénible d’être censé en permanence représenter toute sa race. Comme quand on me demande si mon film est représentatif… Mais enfin, on ne demande pas aux réalisateurs blancs de faire des films représentatifs de tous les Blancs ! J’ai le droit d’exprimer juste mon avis à moi, sur ce que c’est qu’être une femme noire.

Comment avez-vous choisi les intervenantes du film ?

La grande majorité, je les ai recrutées sur les réseaux sociaux. J’ai repéré des comptes Twitter, des blogues, des pages Facebook, et j’ai lancé un appel. J’avais prévu six mois pour trouver dix personnes… et j’ai reçu quinze mails en deux heures ! Après une semaine, j’avais une soixantaine de femmes qui étaient intéressées. Ma théorie, qui était que les filles noires étaient prêtes à prendre la parole, a été confirmée.

C’est un documentaire militant ?

Oui, bien sûr. Mais tous les films le sont ! Hollywood est très militant quand il s’agit d’imposer la vision américaine au reste du monde. On va souvent considérer comme plus militant le discours des minoritaires, mais jamais celui des majoritaires. Mon film, il vise justement à questionner ça. Il y a un privilège en soi d’appartenir à la norme, de faire partie du groupe qui n’est pas questionné. Alors oui, si vous voulez considérer que La La Land est politique, mon film l’est aussi.

Le film s’intitule Ouvrir la voix. La parole, c’est votre principale arme ?

Oui. On ne peut pas régler les problèmes de société, ou de famille, quand il y a des choses qui sont cachées. Ouvrir la voix, c’est commencer des conversations sur une base saine ! Il y a peut-être des choses qui vont sortir qui ne vont pas faire plaisir, mais après, on va pouvoir vraiment travailler ensemble.

Vous vivez au Québec depuis 2015. Pourquoi avez-vous quitté la France ?

J’ai vécu en Australie, en Angleterre, je savais que j’aimais les sociétés anglo-saxonnes… Les Québécois ont beau être francophones, ils sont anglo-saxons. C’est vrai ! C’est l’Amérique du Nord ici, pas l’Europe. Ce sont des modèles de société qui me conviennent mieux. Le mot communautarisme n’existe pas, ce sont des sociétés interculturelles où on accepte que les gens appartiennent à leur communauté. Ce n’est pas du tout le modèle français. Mais pouvoir partir est aussi un privilège.

À la fin du film, vous demandez d’ailleurs aux femmes si elles veulent partir ou rester. Et elles choisissent de rester.

Ce serait terrible de finir en disant que la seule chance de s’en sortir est de s’en aller. Ce n’est pas un projet de société non plus. Je suis une artiste, une militante, j’appartiens à ce groupe de personnes qui râlent, mais si on râle, c’est parce qu’on croit que ça peut changer ! Je ne suis pas quelqu’un de fataliste. Je suis fatiguée, mais pas fataliste.

Quelle vie souhaitez-vous à votre film ?

J’ai envie qu’il soit plus accessible aux jeunes, qu’il aille dans d’autres pays… Qu’il continue à faire ce qu’il fait là, quoi, à lancer des conversations. J’espère aussi que dans quelques années, il y a une fille noire qui fera des films et qui dira qu’elle a voulu devenir réalisatrice quand elle a vu Ouvrir la voix. C’est ma grosse ambition. Le jour où ça arrivera, je serai bien fière ! 

Ouvrir la voix prend l’affiche vendredi.

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