Chronique Alain Dubuc

Taxer la viande ? Encore une fausse bonne idée

L’idée de taxer la viande a quelque chose d’attrayant. Une taxe, en poussant à une baisse de la consommation de viande, pourrait permettre de faire d’une pierre deux coups : limiter les effets environnementaux très négatifs de l’élevage, et améliorer la santé.

La taxe sur la viande est le cas type d’une fausse bonne idée parce qu’elle ne permettrait pas d’atteindre les objectifs qu’elle doit en principe servir. La consommation de viande baisserait, mais l’impact sur l’environnement serait quasi inexistant, et l’impact sur la santé humaine, mitigé. C’est surtout une bonne idée pour ceux qui sont contre la viande tout court.

Ça m’a frappé avec un texte publié dans ces pages samedi dernier, la réplique assez vive d’une fiscaliste et d’un économiste de l’Université de Sherbrooke à un texte d’opinion de Sylvain Charlebois, doyen de la faculté de management de l’Université Dalhousie, qui critiquait cette idée.

Je ne connais pas les auteurs de cette réplique, mais en lisant leur texte, mon premier réflexe a été de me dire qu’ils étaient sans doute végétaliens, à cause de leurs idées, mais aussi de leur ton. Un pan de jupon semblait dépasser dans une phrase comme : « La consommation de viande n’est pas un problème différent de celui posé par le tabac ou le sucre », qui trahit une hostilité certaine aux protéines animales.

Je ne sais pas s’ils sont végétaliens, et de toute façon, c’est un choix de vie parfaitement respectable. Mais les professions de foi et l’analyse ne font pas toujours bon ménage.

mondial ou local ?

Il est vrai que l’élevage est une activité humaine dont les impacts sur le réchauffement climatique sont importants. Les deux auteurs, Florence Lavoie-Deraspe et François Delorme, citent des statistiques souvent utilisées – l’élevage compte pour 15 % des émissions de gaz à effet de serre de la planète, plus que les 14 % des transports. Ces chiffres sont contestés, parce qu’ils reposent sur des méthodologies différentes. En outre, ils portent sur la situation mondiale, marquée par l’augmentation fulgurante de la consommation de viande dans les pays émergents et par la déforestation.

Ici, c’est nettement moins spectaculaire, et c’est quand même du cas québécois qu’il faut parler si on veut taxer les Québécois.

En 2014, l’agriculture dans son ensemble comptait pour 9,4 % des émissions de GES, contre 41 % pour le transport. L’élevage, avec 6,4 % des émissions totales, comptait pour plus des deux tiers des émissions agricoles. C’est quand même énorme.

Mais les viandes ne sont pas toutes égales. L’élevage ne génère pas plus de gaz carbonique, le CO2, que les autres productions agricoles ou que d’autres activités humaines. Le problème vient plutôt de deux autres substances.

D’abord le méthane, dont chaque molécule a 21 fois plus d’impact qu’une molécule de CO2. Il provient de la fermentation entérique, les bactéries générées par la digestion d’animaux comme des bovins – les pets et les rots de vaches. Les porcs et les poulets n’en produisent pas. Ce méthane bovin compte pour 3,8 % des émissions de GES du Québec.

L’autre source de GES provient de l’oxyde nitreux, dont chaque molécule équivaut à 310 molécules de CO2. On le retrouve dans le fumier et le lisier des productions bovines et porcines, mais pas des volailles. Cela compte pour 2,6 % du total général. Ces détails soulèvent plusieurs questions fiscales.

Viande et fiscalité

Premièrement, pourquoi taxer toute la viande ? En toute logique, sur le plan environnemental, il faudrait taxer d’abord le bœuf. On pourrait taxer le porc, mais parce que les 6,6 millions de porcs génèrent, en gros, deux fois moins de GES que le 1,1 million de bœufs, vaches, veaux et génisses. Absolument rien ne justifie une taxe sur la volaille.

Les auteurs le reconnaissent en parlant d’une taxe sur la viande rouge, mais en toute logique, il faudrait des taux de taxe différents pour le bœuf et le porc.

Deuxièmement, au Québec, il y a deux industries liées aux bovins, la filière laitière et celle de la viande de boucherie. Sur 1,1 million de bêtes, 500 000 sont liées à l’industrie laitière et leurs émissions de méthane par tête sont plus élevées. À peu près la moitié de l’impact négatif que l’on veut combattre provient donc de l’industrie laitière. Si c’est l’environnement qui nous préoccupe, ne faudrait-il pas aussi taxer le lait, le yaourt et le fromage ?

Troisièmement, il faut tenir compte du fait que 70 % de la production porcine québécoise est exportée. Le gros de la production québécoise échapperait à une taxe à la consommation et l’effet environnemental recherché serait très limité.

Ce n’est pas fini ! Quatrièmement, le gros du bœuf que l’on consomme au Québec, peut-être les trois quarts, provient de l’extérieur. On se retrouverait donc à taxer les Québécois pour des émissions de GES produites dans l’Ouest canadien, aux États-Unis ou en Australie. Je sais que les enjeux sont mondiaux, mais on étire pas mal l’élastique de l’altruisme fiscal. Ce serait encore plus paradoxal si on exemptait, comme on le propose, les producteurs locaux, et donc la pollution locale.

Tout cela nous rappelle que l’action efficace, pour l’environnement, doit se faire au niveau de la production, comme on le fait dans l’industrie avec des outils comme la bourse du carbone.

C’est ce genre de mécanismes qu’il faut travailler, pour réduire à la source le méthane et l’oxyde nitreux.

La question de la santé

Et maintenant, la santé. S’il est parfois difficile de s’y retrouver dans les préceptes alimentaires, on peut noter qu’aucune politique de santé publique ne qualifie la viande de produit nocif, comme le tabac, sauf, jusqu’à un certain point, la charcuterie. Par contre, il y a un consensus sur l’importance de réduire la consommation de viande, particulièrement la viande rouge – bœuf, porc, veau – et de diversifier l’alimentation vers les protéines végétales, les œufs, le fromage et le poisson.

Est-ce qu’une taxe peut y contribuer ? Elle aura certainement pour effet de réduire la consommation. Les auteurs évoquent toutefois une étude montrant que la sensibilité aux prix est faible et qu’il faudrait une taxe élevée pour que ça fonctionne. Si on ne taxe que les viandes rouges, cela pourrait encourager une substitution vers la volaille, souhaitable pour la santé publique. Ce processus est toutefois déjà enclenché : entre 1980 et 2014, la consommation de bœuf est passée de 40 à 25 kg par personne par année, le porc de 33 à 21 kg, mais la volaille a augmenté de 22 à 37 kg.

Il y a toutefois un risque que la baisse de consommation n’ait pas les résultats positifs escomptés, si le prix de la viande force les consommateurs à faire de mauvais choix, et qu’au lieu d’aller vers les lentilles et les légumes, ils vont vers les macaronis Kraft ou les pizzas-pochettes. La taxe est un outil brutal, efficace pour décourager la consommation de viande, mais d’aucune utilité pour développer de nouvelles habitudes alimentaires, qui sont le produit d’une culture, enracinées depuis des décennies, sinon des siècles, qu’on ne peut pas réduire à « de petits plaisirs personnels ».

Le changement de ces habitudes est un processus lent, difficile, qui demandera un accompagnement patient plutôt qu’une matraque fiscale, par exemple avec des outils comme un guide alimentaire repensé.

Une taxe régressive

Enfin, n’oublions pas qu’un des fondements de notre philosophie fiscale, c’est l’exemption des aliments, des biens essentiels à la survie. Sauf pour les plus dogmatiques, la viande reste un aliment. Son imposition serait terriblement régressive, en touchant bien davantage le pouvoir d’achat des moins fortunés, d’autant plus que les familles au bas de l’échelle, moins éduquées, moins informées, seront les moins équipées pour modifier leurs habitudes alimentaires.

Oui, il faut réduire la consommation de viande, surtout celle de viande rouge. Oui, bien des gens, de plus en plus nombreux, font le choix de ne plus manger de viande. Non, ce n’est pas une raison pour imposer ce choix aux autres.

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