Hockey féminin

Le jour où les Blades ont presque gagné

Le week-end dernier, les Blades de Worcester ont conclu leur saison avec 28 défaites en 28 matchs. Au moment de notre visite, elles venaient de subir leur 38e défaite d’affilée. Pourtant, personne ne se plaint. La défaite fait aussi un peu moins mal pour des joueuses qui contribuent à un projet plus grand qu’elles : le développement du hockey féminin.

Worcester, — Massachusetts — Il reste 23 minutes au cadran et les Blades de Worcester mènent 2-0 contre les Canadiennes de Montréal. La tension monte. La gardienne Lauren Dahm multiplie les miracles. La poignée de spectateurs, quelque part entre 50 et 100, retient son souffle.

Est-ce que le grand jour serait enfin arrivé ?

Mais… Parce qu’il y a toujours un « mais » à Worcester. Quatre-vingt-dix secondes plus tard, c’est 3-2 Canadiennes. Au sifflet final, victoire de 4-3 pour les visiteuses. 

« Pour les Canadiennes, c’est juste un autre match. Pour nous… nous n’avons pas gagné de l’année. » C’est un homme avec barbe et casquette enfoncée, Ryan de son prénom, qui offre cette réflexion. Il était là pour encourager une amie.

À quelques pas de là, Wayne, père d’une joueuse, a passé le match debout, regard sévère tourné vers la glace. Il n’a pas dit un mot, ne veut pas être dérangé. Il porte casquette et coupe-vent aux couleurs des Blades. Il n’espère plus la victoire, il se contente désormais d’un effort honnête. Puis il laisse tomber ceci, révélateur : « Peut-être que ce serait différent si elles s’entraînaient ensemble plus qu’une heure par semaine… »

Bienvenue à Worcester, là où les Blades ne gagnent jamais.

C’était leur 26e défaite en 26 matchs cette saison. La saison dernière, elles ont gagné une seule fois en 28 matchs. La saison d’avant ? Deux fois. Celle d’avant ? Une seule. Elles sont les éternelles négligées de la Ligue canadienne de hockey féminin (LCHF). 

Faire partie de quelque chose de plus grand

Worcester, la ville, est à la fois une relique de la période industrielle en Nouvelle-Angleterre et un berceau historique de la révolution américaine. On prononce « Woostah », précise-t-on, avant d’ajouter que le « R » revient à mesure qu’on s’éloigne de Boston. Col bleu jusqu’au bout des ongles, avec ses anciennes usines de briques rouges. Un endroit dont on ne sait pas s’il s’agit d’une petite grande ville ou d’une grande petite ville.

Dimanche à 10 h 30, deux heures avant le match, les joueuses des Blades commencent à arriver au Fidelity Bank Ice Arena en transportant elles-mêmes leur équipement. L’endroit est superbe, parfait pour le hockey, avec ses 650 places assises et ses deux glaces. Elles ont dormi quelques heures seulement. Elles jouaient la veille en soirée, une défaite de 7-1 contre les Canadiennes. 

« Je dois aller mettre un peu de café dans ces veines », lance en riant Lauren Williams, qui doit bien jouer 40 minutes par match à la défense, en entrant dans un sympathique café aménagé dans l’aréna.

Plusieurs joueuses vivent à Boston, à une heure de voiture sur la 90 Est. C’est là qu’elles travaillent pour la plupart. Parce que oui, les joueuses de hockey féminin ont des emplois « de 9 à 5 », comme tout le monde. C’est aussi pour ça que les horaires des matchs sont condensés les fins de semaine. Les mardis et les jeudis, elles s’entraînent à Merrimack, à une heure au nord de Boston, à 22 h. Ça fait beaucoup de transport et pas beaucoup de sommeil. Tout ça pour un salaire annuel… de 2000 $ à 6000 $. 

« J’ai deux emplois, explique Megan Myers, capitaine des Blades. Je travaille à un centre de physiothérapie de 7 h à midi, puis je suis entraîneuse de l’équipe de hockey féminin de Becker College, ici à Worcester. Les journées sont occupées. Le mardi et le jeudi, je travaille de 7 h à midi, je viens ici et j’entraîne Becker jusqu’à 18 h. Puis je me repose deux heures et je m’en vais à Merrimack pour les entraînements. Je reviens à 1 h du matin, et ça recommence le lendemain. »

« Ça en vaut la peine. C’est une histoire de passion. » 

— Megan Myers, capitaine des Blades

Myers a vécu les belles années des Blades. Elle a gagné la Coupe Clarkson. Malgré les déboires de l’équipe, elle parle encore de passion, avec passion. Le mot revient toujours. Tout le monde a le sourire, en fait. L’ambiance est détendue dans le vestiaire malgré la lourdeur des défaites. On aborde les matchs avec optimisme. C’est, ni plus ni moins, une nouvelle occasion de victoire chaque fois.

Chaque joueuse mange du hockey depuis sa tendre enfance. Elles ont vu faire un père, un frère, et les ont imités, à une époque où leur version du sport était marginale. Aujourd’hui, elles font les sacrifices pour que la prochaine génération de joueuses puisse vivre, justement, de leur passion.

« J’ai joué à cause de mon frère, et j’ai décidé de continuer après le collège, car c’est ma chance de faire grandir ce sport pour les jeunes filles qui sont tellement meilleures qu’on l’était à leur âge, explique Williams, elle-même à la maîtrise au Springfield College. »

« J’ai continué pour pouvoir dire que je faisais partie de quelque chose de plus grand que moi. »

— Lauren Williams

« Quand on grandissait, on regardait les joueurs de la LNH, poursuit Erin Kickham, vétéran de quatre saisons et infirmière pédiatrique. Maintenant, on voit les petites filles à nos matchs. Elles veulent devenir une joueuse de la LCHF ou aller aux Jeux olympiques. Pour nous, wow ! On n’avait pas ça. On a maintenant l’occasion de leur donner un objectif pour après le collège. »

Le pourquoi du comment

Pour plusieurs, le hockey féminin d’aujourd’hui ressemble un peu à la LNH des années 50, quand les joueurs devaient cumuler les boulots pour payer les factures. Les directeurs généraux redéfinissent l’expression « tâches connexes ».

Derek Alfama, nouveau DG des Blades et accessoirement directeur de l’aréna, vérifiait la qualité de l’eau pour l’entretien des aires communes avant le match. Meg Hewings, son homologue des Canadiennes, cherchait une rallonge électrique pour un grille-pain.

Sur la glace, toutefois, comment expliquer que les Canadiennes soient à des années-lumière des Blades, malgré le pointage serré de dimanche ? La réponse se situe surtout dans le nombre de joueuses capables de seulement jouer au hockey pour gagner leur vie. Elles sont huit chez les Canadiennes à recevoir des sommes d’argent des équipes nationales, de Sport Canada, des gouvernements ou des commanditaires personnels. Chez les Blades ? Zéro. D’où le grave manque de temps d’entraînement.

Pour plusieurs, l’avenir du sport passe par là : pouvoir consacrer sa vie au hockey. Le DG Alfama travaille d’ailleurs à nouer des partenariats pour permettre aux joueuses de passer un peu plus de temps sur la glace.

« J’ai presque 30 ans, ça ne m’arrivera jamais, admet la gardienne Lauren Dahm, enseignante à temps partiel. Mais on met le temps et l’énergie pour bâtir le sport, attirer des partisans, rappeler que le hockey féminin existe. »

« Si tu peux payer des joueuses à temps plein, on va en attirer pour s’installer ici. Elles n’auraient pas à d’abord se trouver un emploi à Boston. Elles pourraient décider de venir ici pour jouer au hockey. »

— Lauren Dahm

Les Blades ont amorcé l’été dernier un grand virage : nouveau DG, nouvel entraîneur en Paul Kennedy, ancien spécialiste du patinage pour Hockey USA, et déménagement de Boston à Worcester. Kennedy juge que les mauvaises décisions contractuelles du passé ont nui à la saison. Les Blades ont dû honorer des contrats (modestes, doit-on le rappeler) signés par des joueuses de moindre calibre. Kennedy, à la personnalité tranchante, ne met pas de gants blancs : « On a déjà commandé 12 nouveaux équipements pour la saison prochaine. »

Enfin, il y a cette particularité régionale. La NWHL (National Women Hockey League), ligue concurrente à la LCHF établie en 2015, a une équipe à Boston, le Pride. Cette absurdité des deux ligues sera abordée demain dans une discussion avec des joueuses des Canadiennes. Dans tous les cas, les déboires des Blades ont commencé le jour où le bassin de talents de l’endroit s’est trouvé divisé en deux. La NWHL a offert de meilleurs salaires à sa fondation, mais ce n’est plus aussi évident aujourd’hui. Les Blades se tournent donc vers le recrutement pour un avenir radieux. Alfama a préparé ses arguments.

« Je voulais instaurer une belle culture cette saison. Les victoires et les défaites sont secondaires. On veut aussi une bonne base de partisans [avec le déménagement à Worcester]. Nous voulons construire les fondations pour les années à venir. »

— Derek Alfama, DG des Blades

« Dans le passé, on luttait avec le Pride [dans le marché de Boston]. Je ne sais pas combien ils paient dans l’autre ligue, mais nous attirons les joueuses car nous avons notre propre marché et nous jouons 28 matchs au lieu de 16 [dans la NWHL]. Nous pouvons bâtir quelque chose. Nous avons des entraîneurs qui ont travaillé au niveau national. Et puisque je suis le patron de l’aréna, je peux m’arranger avec le temps de glace pour développer les habiletés. »

Après la déception initiale d’être passées si près de la victoire, les joueuses des Blades ont pris leur photo d’équipe, sourires fendus. Elles ont rigolé sur la glace comme des gamines. Elles font ce qu’elles aiment, malgré cette 38e défaite de suite, bien qu’elles n’aient pas gagné depuis le 6 janvier 2018.

Elles avaient croisé un peu plus tôt une petite fille, 8 ans, gardienne de but. Elle n’a manqué que deux matchs des Blades cette saison. Elle connaît toutes les joueuses, leur tape dans la main, rêve de les rejoindre un jour. Quand les Blades sautent sur la glace, elles le font pour gagner, c’est sûr, mais elles le font aussi, beaucoup, pour les petites filles comme elle. Dans le hockey féminin, il y a plus que les victoires ou les défaites.

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