L’économie en mal de femmes

Alors que la proportion de femmes dans les universités atteint des records dans la plupart des disciplines, les départements d’économie traînent la patte. Et ce, même si une nouvelle étude montre que les firmes d’investissement dont les partenaires ont davantage d’enfants de sexe féminin ont de meilleurs résultats. Nos explications.

Déficit féminin chez les économistes

La proportion de femmes dans les universités a fait des bonds de géant ces derniers temps. Mais certains villages gaulois masculins résistent. L’économie et la finance en font partie.

« En comparaison d’autres sciences sociales et bien des sciences pures, la proportion de femmes dans les départements d’économie est ridiculement basse », explique Kelly Bedard, économiste de l’Université de Californie à Santa Barbara (UCSB), qui a publié une étude l’an dernier sur le sujet. « Et elle stagne, particulièrement dans les domaines plus prestigieux de l’économie, de la macroéconomie et de la finance. »

Ces dernières années, une marée d’études a prouvé noir sur blanc les préjugés auxquels font face les femmes économistes. Celle de Mme Bedard, par exemple, a montré qu’une mesure liée aux congés parentaux avantageait les hommes, mais nuisait aux femmes.

« Il y a depuis longtemps des congés de maternité dans les départements d’économie, dit Mme Bedard. Pour les femmes qui étaient en voie de devenir professeures mais n’avaient pas encore de poste confirmé, il y avait un problème supplémentaire : normalement, un étudiant doit avoir sa permanence [tenure] un certain nombre d’années après avoir fini son postdoc. Sinon, c’est trop tard. Alors on a ajouté une pause dans ce compte à rebours. Mais les femmes se faisaient dire : “Tu peux prendre ta pause, mais ça va mal paraître.” Alors on a ajouté une pause pour les papas aussi. En fin de compte, les mamans qui avaient un bébé prenaient une pause dans le compte à rebours vers le professorat pour s’occuper de leur enfant, alors que les papas passaient la pause dans leur bureau. Ils l’utilisaient pour prendre de l’avance par rapport aux autres. »

La solution sur ce point n’est pas nécessairement d’abolir la pause dans le compte à rebours vers le professorat pour les hommes, selon Mme Bedard.

« On pourrait essayer de donner une pause plus longue pour les mamans que pour les papas. L’important est de voir ce qui se produit. »

— Kelly Bedard

À l’Université McGill, Francesca Carrieri, professeure de finance à la faculté de gestion Desautels, confirme l’existence du problème. « Toutes les études le disent : les femmes ont plus de difficulté à publier dans les meilleures revues savantes et à être invitées aux meilleures conférences d’économie et de finance, dit Mme Carrieri. Ça rend plus difficile l’accès à un poste de professeur (tenure). Il a fallu longtemps pour que nos collègues mâles acceptent l’existence de préjugés inconscients (unconscious biases) contre les femmes. Maintenant, c’est plus accepté. »

S’est-elle heurtée à des embûches indues à cause de son sexe ? « Je n’y avais jamais pensé, mais en voyant récemment une étude sur le sujet, je me suis souvenue qu’à une conférence où je présentais une étude à titre de coauteure, voilà quelques années, un homme m’a demandé ce que mes coauteurs pensaient d’un point en particulier, dit Mme Carrieri. Je lui ai répondu que c’était moi qui avais fait les analyses. Je me rends compte aujourd’hui que c’était un préjugé inconscient de sa part : il pensait que le travail avait surtout été fait par mes coauteurs de sexe masculin. »

Une autre économiste a quant à elle montré un autre aspect sexiste des revues savantes : les revues sont beaucoup plus exigeantes pour les femmes que pour les hommes. « Durant le processus de révision par les pairs, une étude écrite par une femme s’améliore beaucoup plus qu’une étude écrite par les hommes », explique Erin Engel, économiste à l’Université de Liverpool. « J’ai pu le prouver grâce à un indice de “lisibilité” des études académiques. C’est indéniable. »

Comment Mme Engel a-t-elle eu l’idée de cette étude ? « Quand je donnais des cours lors de mon postdoctorat, j’avais remarqué que si j’étais bien préparée, les yeux des étudiants de la première rangée de la classe s’allumaient. Ils étaient accrochés à mes lèvres. Comme j’aimais beaucoup provoquer cette réaction chez les étudiants, je prêtais beaucoup d’attention à mes cours. Un beau jour, j’ai assisté à un cours par un collègue masculin. Selon moi, il n’était pas très bien préparé, et pourtant il a eu un succès bœuf auprès des étudiants. Je me suis demandé si les exigences envers les femmes étaient plus élevées qu’envers les hommes. »

D’autres études

Coauteures

Quand une femme publie à titre de coauteure dans des revues universitaires d’économie, les autres économistes présument qu’elle a moins travaillé que les autres coauteurs si ce sont des hommes. Telle est la conclusion d’une étude publiée en novembre dernier par Heather Sarsons de Harvard. « Dans un CV pour l’obtention d’un poste de professeur, avoir publié à titre de coauteur est un plus grand désavantage pour les femmes que pour les hommes, par rapport à une publication où on est le seul auteur », résume Mme Sarsons.

Confiance

Une autre étude de Heather Sarsons, publiée en 2015, a montré que parmi les économistes, les femmes sont moins susceptibles que les hommes d’avoir des opinions extrêmes. « Ça peut être un désavantage dans les discussions dans les conférences et aussi pour la visibilité dans les médias, dit Mme Sarsons. Ça peut aussi refléter une prudence parfois interprétée comme un manque de confiance en soi. »

La finance à McGill

L’an dernier, le département de finance de l’Université McGill a lancé un programme visant à convaincre les femmes étudiant au baccalauréat qu’une carrière en finance était envisageable. « Il y a un problème de pipeline, il n’y a pas assez de femmes qui vont faire un doctorat, dit Francesca Carrieri de McGill. On veut leur présenter des modèles, des professeures d’université comme moi, ou des gestionnaires de fonds de pension. »

Quand être père d’une fille rapporte

Si vous voulez de meilleurs rendements, encouragez vos banquiers à avoir plus de filles que de garçons parmi leurs enfants. Tel est le conseil iconoclaste que deux chercheurs de la prestigieuse Université Harvard ont donné aux firmes de capital de risque, dans une étude parue l’an dernier.

Rendements

31,6 % plutôt que 28,7 %. C’est la différence de rendement annuel chez les firmes de capital de risque entre celles dont les partenaires (investing partners) ont plus de filles que de garçons parmi leurs enfants et celles dont les partenaires ont autant de filles que de garçons. « La performance en termes de résultats annuels et de nombre d’appels publics à l’épargne est améliorée avec la présence de filles parmi les enfants des partenaires », expliquent les auteurs, le professeur Paul Gompers de l’Université Harvard et son étudiante au doctorat Sophie Wang. Les firmes de capital de risque qui ont beaucoup d’appels publics à l’épargne parmi les entreprises en démarrage qu’elles ont appuyées ont de meilleurs rendements. Les firmes ayant plus de filles parmi les enfants des partenaires faisaient 3 % plus d’appels publics à l’épargne (IPO).

Partenaires

Le mécanisme impliqué dans ce phénomène est l’embauche de femmes. « Être parent d’une fille réduit les préjugés envers les femmes et augmente l’embauche de femmes. Quand les filles des partenaires grandissent, ces derniers deviennent plus conscients des préjugés auxquels elles font face et sont plus susceptibles d’appuyer leurs partenaires de sexe féminin. » D’autres études ont déjà montré que les firmes de capital de risque ayant plus de femmes parmi leurs partenaires ont de meilleurs rendements. Les auteurs basent leur analyse sur les résultats de 998 fonds totalisant 1400 partenaires, entre 1990 et 2016.

72 %

Proportion des firmes de capital de risque qui n’ont aucune femme parmi leurs partenaires.

Source : Université Harvard

Œillères

Dans une entrevue avec le New York Times, les auteurs ont expliqué que les firmes ayant davantage de femmes parmi leurs partenaires étaient plus susceptibles de voir des possibilités d’affaires dans des domaines iconoclastes ou moins flamboyants. « Elles ont moins d’œillères. » L’ancien secrétaire au Trésor Larry Summers, qui enseigne aussi l’économie à Harvard, a confirmé au New York Times que « la diversité des opinions » profitait aux firmes de capital de risque. Cette citation est importante parce que M. Summers a perdu son poste de président de l’Université Harvard en 2006, après avoir proposé lors d’une conférence qu’il était possible que moins de femmes que d’hommes choisissent de s’engager dans des domaines scientifiques parce qu’il y avait plus d’hommes parmi les génies de la science et des mathématiques.

bref portrait en chiffres

3,5 millions : Nombre de femmes de 15 ans et plus au Québec

2,01 millions travaillent.

915 000 ont 60 ans ou plus et ne travaillent pas.

454 000 sont aux études ou absentes du marché du travail*.

121 000 sont au chômage.

Les femmes occupent 63 % des emplois du secteur public.

16 % des femmes qui travaillent sont des immigrées.

* Quelque 90 % des 15-24 ans sont aux études.

Salaires

Travail à temps plein : la moitié des femmes gagnent moins de 22,60 $ l’heure (24,50 $ pour les hommes).

Travail à temps partiel : la moitié des femmes gagnent moins de 15 $ l’heure (13,70 $ pour les hommes).

1 sur 10 est travailleuse autonome.

1 sur 4 travaille à temps partiel.

4 sur 10 sont syndiquées.

Les mères en couple sont davantage sur le marché du travail au Québec (82,3 %) qu’ailleurs au Canada (74,2 %). Idem pour les mères chefs de famille monoparentale (74,6 % travaillent au Québec, contre 68,8 % ailleurs au Canada).

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active, 2017. Adapté par l’Institut de la statistique du Québec.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.