Chronique

Les chemins de traverse

Au cégep, j’étais officiellement inscrit dans un programme de littérature. Mais en réalité, j’ai passé le plus clair de mon temps à monter des spectacles et à faire de la radio pour les deux pelés et trois tondus qui traînaient à l’agora.

Plus tard, j’ai animé une émission (la seule en français) à CKCU, la radio de l’Université Carleton, à Ottawa. Cette période a été l’une des plus belles, des plus riches de ma vie. La préparation de cette émission hebdomadaire était un extraordinaire laboratoire pour le jeune adulte que j’étais et qui ne savait pas trop ce qu’il voulait faire dans la vie.

Journalisme ? Communications ? Création publicitaire ? Relations publiques ? Ce n’était pas clair. Mais cette expérience derrière un micro m’a aidé à me connaître, moi, à découvrir mes envies et ce qui me rendait heureux. Elle m’a surtout offert le luxe de pouvoir emprunter des chemins de traverse.

J’ai aujourd’hui une affection particulière pour les radios communautaires et de campus. C’est pour cela que je grimace quand j’entends parler des difficultés que vivent certaines d’entre elles. Et c’est aussi pour cela que je sursaute quand j’entends parler de « formatage » de ces radios.

CIBL, l’une des radios communautaires de Montréal, traverse actuellement une tempête. L’arrivée du nouveau directeur général Arnaud Larsonneur, en août dernier, a entraîné un sérieux remue-ménage. Cette radio, qu’on aime écouter pour les découvertes qu’on y fait, pour son côté « laboratoire » et brouillon, pour la fraîcheur de ses animateurs et de ses animatrices a subi toute une transformation.

Depuis quelques mois, fini les discussions, les débats et les entrevues où l’on prenait le temps pour dire les choses, fini les programmations musicales éclatées et personnalisées. On a maintenant droit à des interventions courtes de la part des animateurs et des capsules thématiques (préenregistrées) sur divers thèmes avec des chroniqueurs. On a aussi droit à un « son musical » formaté et créé pour l’ensemble des émissions.

L’automne dernier, on a dit à la vaste équipe d’animateurs que c’était la nouvelle manière de faire et que chacun était libre de rester, pourvu qu’il adhère à cette nouvelle approche. Cela a causé le départ de plusieurs dizaines d’animateurs et de collaborateurs.

J’écoute le résultat depuis quelques semaines et j’avoue qu’il est plutôt surprenant d’entendre ça. Je trouve que cette formule « déjà mâchée » fait craindre le pire. Du « déjà mâché », c’est tout ce que nous avons dans les radios commerciales. 

Je n’ai rien contre ce côté « soupe Lipton » qui nous offre tant de réconfort, mais je ne veux pas que ça. Je veux de la radio publique, je veux de la radio bavarde, je veux de la radio brouillonne, je veux toutes les radios.

J’attends d’une radio communautaire ou « alternative » qu’elle soit diversifiée, qu’elle prenne des risques, qu’elle respire le laboratoire. Il ne faut pas qu’elle se mette à imiter ses consœurs commerciales ou publiques. Dans sa définition de la radio communautaire, le CRTC est très clair. « Elle devrait répondre aux besoins et aux intérêts des collectivités desservies que les stations commerciales et celles de la Société Radio-Canada (la SRC) ne comblent pas. »

L’assemblée générale annuelle de CIBL a lieu aujourd’hui. De l’avis de certains, l’ambiance devrait être houleuse. D’anciens membres bénévoles, frustrés de voir leur radio perdre son ADN, ont l’intention de faire entendre leur voix et d’exprimer leur opposition à cette opération de formatage. François Martel fait partie de ceux-là. « Nous allons tenter d’invalider cette assemblée. Son organisation ne respecte pas toutes les règles », m’a-t-il dit.

Je me suis entretenu hier avec Arnaud Larsonneur, le maître d’œuvre de cette transformation. Il demeure fier du travail accompli jusqu’ici. Son mandat a été de mieux « organiser » la programmation, m’a-t-il dit. « Mon rôle a été de créer une harmonie, une cohérence de la grille. » Selon lui, cette formule fait en sorte que l’on s’adresse plus clairement aux auditeurs.

Quand je lui demande si ce n’est pas justement le propre d’une radio communautaire d’être « désorganisée », il a du mal à répondre. Il me renvoie aux sondages de l’automne dernier. CIBL, dont l’auditoire demeure minuscule, aurait doublé le nombre de ses auditeurs en quelques mois.

J’ai aussi demandé à Arnaud Larsonneur s’il était vrai que la station fonctionnait maintenant avec une playlist, c’est-à-dire une liste de chansons et de pièces musicales préétablie pour chacune des émissions. Il m’a répondu que ce n’est pas tout à fait cela et s’est lancé dans une longue explication pour finalement me dire que CIBL fonctionne maintenant… avec une playlist.

Je crois honnêtement que CIBL avait besoin d’une révolution, qu’elle devait connaître un changement et un renouvellement. Malheureusement, ce renouvellement passe par l’application d’une recette qui l’empêche d’être vivante et créative comme elle l’a toujours été depuis des décennies.

Que vont apprendre les jeunes animateurs et chroniqueurs qui vont passer par là ? À parler vite et à balancer leur contenu en 45 secondes ? À faire une entrevue de trois minutes ? À diffuser des chansons qui sont déjà inscrites sur une liste ?

Ils vont apprendre à faire de la radio en roulant sur l’autoroute, pas en empruntant les chemins de traverse. Et les chemins de traverse, c’est ce qu’il y a de plus important dans un apprentissage.

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