Honduras

À qui appartient ce coin de paradis ?

Au Honduras, des investisseurs canadiens ont acheté des terrains revendiqués par des autochtones garifunas.

TRUJILLO, Honduras — L’eau y est bleue, le ciel aussi, le sable, chaud et blanc. On compte plus de cocotiers que d’habitants et il fait toujours beau. Une trentaine d’expatriés canadiens sont venus se dégeler au soleil de ce secteur de la côte nord du Honduras, dont quelques promoteurs immobiliers. Leur objectif : faire de Trujillo le prochain Cancún.

Seulement voilà, certains des terrains sur lesquels ils rêvent de bâtir leur coin de paradis ont déjà un propriétaire.

Au cœur de cette histoire, un personnage surprenant, Randy Jorgensen, baptisé « le roi de la porno du Canada » par le magazine torontois Maclean’s. Originaire de la Saskatchewan, le sexagénaire a fait fortune dans la vente de films pour adultes dans les années 90 avant de s’installer à Trujillo en 2007.

En moins de 10 ans, il y est devenu le plus important investisseur immobilier de la région, tout en finançant la construction du port de croisière local « Banana Coast », achevé en 2014 au coût de 30 millions de dollars.

Avec sa société Life Vision, Jorgensen revend ses terrains découpés en lots. Il en a déjà vendu 500 à un prix moyen de 55 000 $US, la majorité à des acheteurs canadiens pour qui ces terrains inoccupés restent de simples investissements spéculatifs.

C’est le cas de Jackie Lozinski, une Albertaine de 44 ans rencontrée à Trujillo. En 2006, après avoir assisté à un séminaire d’investissement immobilier, elle a acheté une propriété dans la zone montagneuse de Campa Vista, avant d’ouvrir un salon de massage à Trujillo.

« C’est un investissement. J’espère que Trujillo va prendre de la valeur et que je pourrai revendre mon terrain. »

— Jackie Lozinski

Mais les 192 terrains de Life Vision à Campa Vista sont aujourd’hui au cœur d’un litige d’appropriation illégale de terres autochtones.

Surfaces de terrain élastiques

Depuis le XVIIIe siècle, la région est peuplée par les Garifunas, un peuple descendant des Premières Nations et d’esclaves africains en fuite. En 1902, la République du Honduras officialisait la propriété des Garifunas sur une zone côtière de 5000 hectares (ha). Bien que la région ait connu plusieurs vagues de développement économique (bois, banane, or, huile de palme), la majorité de ses habitants restent pauvres et vivent sans eau courante ni électricité.

Officiellement reconnues comme nation autochtone par la loi hondurienne, les communautés garifunas possèdent des titres de propriété collectifs. La vente des terres doit être approuvée par la communauté.

En 2007, des Garifunas de Trujillo se mettent d’accord pour vendre 20 ha à une femme d’affaires locale pour 5000 $US. Rapidement, le terrain est revendu à Jorgensen pour 20 000 $US. Entre-temps, la surface aurait plus que doublé, sans accord de la communauté. En 2015, en entrevue avec le magazine Canadian Real Estate Wealth, Jorgensen confiait d’ailleurs qu’au Honduras, « il n’est pas rare que les surfaces varient beaucoup entre les documents et les mesures de terrain ». Malgré plusieurs demandes, l’homme n’a pas souhaité nous accorder d’entrevue.

Les Garifunas ont vite entamé des démarches légales. En 2015, après plusieurs convocations du procureur des affaires autochtones restées sans suite, un mandat d’arrêt, jamais exécuté, est lancé contre Jorgensen. Depuis octobre 2016, il ne peut plus quitter le Honduras sans autorisation de la Cour. Le procès est pour l’instant au point mort, faute de preuves concluantes d’un bord ou de l’autre.

« On n’en serait pas là si le système de justice du Honduras était fonctionnel. Les titres de propriété n’auraient même pas pu être émis, car ils ne sont pas conformes à la loi. »

— Karen Spring, coordinatrice canadienne du réseau Solidarité Honduras

Ce n’est pas le point de vue de Patrick Forseth, un investisseur immobilier de Vancouver qui a déjà investi plus de 1 million de dollars dans un hôtel, un restaurant et 32 ha de propriété. Proche de Jorgensen, ce trentenaire accuse des groupes de défense des Garifunas « d’intimider » les autorités judiciaires. « À Trujillo, le juge en charge de mon dossier reçoit des appels téléphoniques quotidiens lui demandant de rendre un avis négatif envers mon entreprise et de favoriser les personnes qui ont envahi mon terrain. »

« Risqué »

Ces disputes sont loin d’être inhabituelles au Honduras. Selon un rapport de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), 80 % des terrains privés ne possèdent pas de titre de propriété adéquat. La situation des autochtones y est particulièrement « critique », souligne la rapporteuse spéciale sur les droits des peuples autochtones de l’ONU. « Leurs droits territoriaux ne sont pas protégés, ils font face à de la violence lorsqu’ils les réclament, dans un contexte général de violence et d’impunité, et ils n’ont pas accès au système de justice. »

En 2015, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a rendu son verdict dans une situation similaire opposant une autre communauté garifuna à l’État du Honduras. Le jugement reconnaît que l’État a failli dans son devoir de protéger le droit de propriété des Garifunas contre deux projets de développement touristiques. 

« Je crois que les acheteurs canadiens devraient savoir qu’il est risqué d’investir à Trujillo, car des démarches légales sont actuellement en cours concernant ces terrains et potentiellement d’autres », prévient Karen Spring.

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