Anthony Bourdain 1956-2018

Chef, auteur, animateur, la star de CNN, qui adorait le Québec, a fait découvrir aux Américains la cuisine d’ici et du monde entier. Une rencontre à la fois.

Le pirate triste

Anthony Bourdain adorait Montréal. Il y est venu à plusieurs reprises, mais la visite qui a tout fait basculer est celle de 2004, alors qu’il était encore peu connu ici. En voyage pour la promotion d’un livre de recettes, il en avait profité pour aller manger chez Joe Beef et Pied de cochon.

« C’est mon nouveau héros, m’avait-il alors confié au sujet de Martin Picard. Sa cuisine viole à peu près toutes les lois de la décence. Ce restaurant à lui seul vaut le voyage. »

Dans cette même entrevue, il m’avait aussi expliqué que les excès des desserts américains étaient sans nul doute liés à la présence dans ce pays d’excellent cannabis et que, suffisamment soûl, il était capable de manger du poulet frit PFK.

Bourdain n’avait pas les kilos révélateurs d’autres excessifs du monde de la cuisine, mais il n’en avait pas moins une solide feuille de route côté consommation de drogue et d’alcool.

Sa marque de commerce, ici, c’était qu’il célébrait la joie de vivre décoincée quand il la rencontrait, une approche face à l’existence dont il fut un chantre inconditionnel, mais une enveloppe qui cachait, on en est sûr maintenant, un mal-être atroce.

Triste ironie : il a mis fin à ses jours alors que de plus en plus de chefs avec qui il a partagé ses excès, dont il a embrassé et vanté la joyeuse extravagance, de Matthew Jennings à Boston à Sean Brock à Charleston, en passant, bien sûr, par David McMillan de Joe Beef, eux, ont arrêté de boire, d’exagérer, de manger et de vider les grands crus pour noyer leur peine.

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« Tony avait un tempérament d’accro », laisse tomber David McMillan, un ami, joint au téléphone hier. McMillan, lui, a choisi cet hiver de cesser l’alcool et de reprendre le contrôle sur sa vie en faisant attention à sa santé et à son quotidien. Il a perdu 160 livres. Il est sobre. Le fond du baril, il l’a vu avant de prendre ce virage. Ce que son ami américain, qu’il avait vu en octobre et à qui il a parlé il y a deux semaines, a fait, il le saisit. « Être suffisamment déprimé pour vouloir faire disparaître cette douleur, je peux comprendre ça. »

Et Bourdain, dit-il, mentionnait parfois le suicide.

« Il fumait deux, sinon trois, paquets de cigarettes par jour. Il était toujours sombre, je me suis souvent demandé s’il était heureux. »

Un jour, au milieu d’une conversation sur la santé, il a même laissé tomber que si jamais il avait un cancer des poumons, à cause de ce tabac, il en finirait rapidement.

Pour le reste, même s’il n’était plus en cuisine, Bourdain vivait à cent kilomètres à l’heure, avec les avions, les tournages de ses émissions de télé à CNN, Parts Unknown, le décalage, les horaires ultraserrés, l’absence de la famille, les départs constants, la bougeotte infernale, bref, la même folie du quotidien surstressé qui gèle les sentiments. En cuisine, comme avec ce genre de vie de reporter tous azimuts, on perd les baromètres, les thermostats internes qui disent quand il faut se reposer, arrêter de boire, arrêter de prendre de la drogue, arrêter de manger, dormir, renouer avec ses proches, essayer de comprendre ce qui se passe.

« Tu sais, l’argent et la célébrité, ça ne rend pas heureux », laisse tomber David McMillan. Cette semaine, le départ d’Anthony Bourdain et de la designer new-yorkaise Kate Spade, qui s’est elle aussi enlevé la vie, en sont la triste illustration, une fois de plus.

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Paradoxalement, Bourdain était de ceux qui avaient un certain recul face à la profession. L’article qui a lancé sa carrière de communicateur, publié dans le New Yorker en 1999, puis son livre, Kitchen Confidential, posaient un regard critique sur l’industrie, la violence, l’excès. Mais son message a aussi été entendu comme un cri du cœur rempli d’une certaine fierté au sujet d’un monde insensé, la cuisine, dont il embrassait la folie et l’adrénaline.

Quand Bourdain a commencé à montrer à la télé des images extravagantes de chefs délinquants, on a surtout retenu un certain cautionnement de cette culture en rupture avec le côté coincé de la grande cuisine d’une autre époque. Ce n’est que récemment, alors que sa compagne, l’actrice et réalisatrice Asia Argento, plongeait à fond dans le mouvement #metoo – elle est un des personnages principaux de l’article de Ronan Farrow du New Yorker qui a dévoilé les comportements de Harvey Weinstein, dont elle fut victime – qu’il a fait un mea-culpa, expliquant que cette culture de l’excès très masculine mise de l’avant par lui avait des côtés très toxiques.

En fait, explique McMillan, pendant tout ce temps, bien avant #metoo, il a toujours eu une immense sensibilité pour ce qui se passait en cuisine dans le cœur des gens, notamment pour tout ce qui touche la différence, l’inclusion. Il n’était pas question, raconte-t-il, d’être méprisant envers les exclus en sa présence. Sa cuisine idéale, dit son collègue, devait avoir l’air d’un bateau pirate. Rebelle et prête à bondir contre l’establishment, mais généreuse envers les défavorisés.

Tous les chefs marginaux qui sont devenus des leaders lui doivent tout, dit McMillan, de David Chang à René Redzepi. C’est Bourdain, le pirate triste, qui leur a ouvert la voie, qui a permis à leurs navires de voguer à pleines voiles, mais qui n’a pas su parler de sa noirceur, à lui, en lui, pour traverser la tourmente jusqu’à une baie abritée.

Bourdain adorait le Québec

« Il a rempli mon restaurant pour l’éternité ! », nous disait David McMillan, hier après-midi. « Il », c’est le chef et animateur vedette Anthony Bourdain, qui s’est suicidé hier matin en France. L’éternel rebelle fut la première vedette internationale à chanter les louanges de Montréal, du Québec et de sa restauration vibrante et colorée.

Le copropriétaire des restaurants Joe Beef, Liverpool House, Vin papillon et Mon lapin se rappelle l’adoration que vouait « Tony » à la culture culinaire québécoise. « On l’amenait à L’Express il y a une dizaine d’années et il n’en revenait pas de voir des jeunes de 18 ans manger du ris de veau et des rognons. “On ne voit pas ça à New York”, répétait-il sans arrêt. »

Avec l’émission Parts Unknown, qui l’a fait voyager dans plus de 80 pays, Anthony Bourdain a connu bien d’autres pratiques culinaires et culturelles qui ne se voyaient pas à New York ! Il a fait écarquiller les yeux et ouvert les esprits du monde entier.

Et il est toujours resté fidèle au Québec, revenant y tourner plusieurs autres segments d’émissions. « Après ses premiers passages, la presse américaine s’est soudainement intéressée à nous. Et depuis, le Joe Beef a été complet tous les soirs. »

Normand Laprise affirme que certains clients internationaux du Toqué ! et de la Brasserie T lui sortent encore la célèbre phrase : « On vous a vu dans une émission d’Anthony Bourdain. » Suit habituellement un commentaire amusé sur le fait que M. Laprise s’était retrouvé dans la caisse d’une camionnette avec Martin Picard et le chef-animateur américain, bouteille à la main, pour une virée épique dans l’émission The Layover (2006).

Un habitué des excès

M. Bourdain était un habitué des excès, comme les lecteurs et lectrices de son premier livre, Kitchen Confidential, ont pu le constater. Sa dépendance à la cocaïne et à l’héroïne est bien documentée.

« Tony était toxicomane. Et même s’il ne se droguait peut-être pas depuis plusieurs années, un toxicomane demeure fragile toute sa vie. Des fois, ça ne prend pas grand-chose pour faire dérailler l’affaire. »

— David McMillan

Martin Picard, pour sa part, n’arrive pas à croire qu’un homme qui était au faîte de sa carrière, si sensible et gentil, amoureux fou de sa fille et passionné par sa nouvelle flamme, l’actrice Asia Argento, se soit donné la mort. « Il y a quelque chose qui n’a pas de sens dans cette histoire. Il a dû arriver quelque chose. » On le saura peut-être un jour…

Il apparaît évident qu’en plus d’offrir une visibilité inespérée à un grand nombre de restaurants québécois, grandes tables et petits établissements confondus, Anthony Bourdain a touché beaucoup d’individus sur le plan personnel, avec sa douceur et sa sagesse.

« Ils nous a réveillés, plusieurs fois, quand on agissait comme une bande d’abrutis alcooliques, avec notre vocabulaire sexiste et homophobe, raconte David McMillan. “Vous ne pouvez pas parler aux gens comme ça, disait-il. Vous ne pouvez pas utiliser le mot faggot, ni dire à la serveuse qu’elle a de beaux seins. Arrêtez de faire les cons. Vous devez être des mentors, des enseignants, des gentils !” »

#metoo

Ces derniers temps, il avait épousé la cause des victimes d’agressions sexuelles, sa copine faisant partie de celles qui accusent le producteur américain Harvey Weinstein de viol. Toujours, il était du côté des personnes sans défense et des opprimés.

« C’était une personne franche et directe, mais aussi très accessible et généreuse », se rappelle Meredith Erickson, auteure des livres du Joe Beef, dont le deuxième doit paraître à l’automne. Elle avait la même agente littéraire que Bourdain, Kimberly Witherspoon. « Il m’a encouragée dans mon écriture, comme il a encouragé tant de monde. Son départ laisse un vide qui sera ressenti pendant très longtemps. C’est comme si une lumière vraiment resplendissante s’éteignait. »

Une carrière riche en découvertes

Ses débuts en restauration 

Après avoir décroché du collège, à 17 ans, le jeune Anthony s’est trouvé un boulot à la plonge, dans un restaurant de Provincetown, à Cape Cod. Il avait une admiration sans bornes pour les cuisiniers qui, dans leur élément, étaient comme des « dieux » et pouvaient tout se permettre. 

Ses études 

En 1975, il a commencé à suivre une formation de chef professionnel au réputé Culinary Institute of America. Ses études étaient entrecoupées de petits boulots dans des restaurants de Manhattan. Il a obtenu son diplôme en 1978. 

Ses années en cuisine 

Ce n’est pas à titre de chef qu’Anthony Bourdain a connu la gloire. Le summum de sa carrière en cuisine fut atteint dans les années 90, lorsqu’il est devenu chef de la brasserie française Les Halles. La dernière succursale des Halles a fermé ses portes en 2017. Bourdain n’y était plus depuis longtemps. 

Son premier livre 

C’est avec Kitchen Confidential, livre autobiographique qui montrait les dessous peu reluisants du milieu de la restauration, que l’auteur et animateur en devenir s’est fait remarquer. Il avait obtenu ce contrat de livre deux jours après la parution d’un article dans le magazine The New Yorker, intitulé « Don’t Eat Before Reading This ». Le restaurant pour lequel il travaillait venait de fermer ses portes et il était pris d’une soudaine envie de devenir un « traître à sa profession », en exposant quelques vérités peu appétissantes des cuisines professionnelles.

Ses émissions 

Food Network a mis le grappin sur le rebelle et l’émission A Cook’s Tour est née (suivie de son livre). Il s’est alors promené au Mexique, au Cambodge, au Viêtnam et au Brésil, entre autres. A suivi l’émission No Reservations (Travel Channel), qui l’a amené à Montréal, oui, mais aussi en Namibie, où il a eu l’insigne honneur de déguster de l’anus de porc sauvage grillé. Avec The Layover (Travel Channel, 2011-2013) et Parts Unknown (CNN), il a poursuivi son tour du monde. Parts Unknown en était à sa 11e saison. Il était d’ailleurs en France pour tourner un épisode avec son ami Éric Ripert lorsqu’il a mis fin à ses jours, hier matin.

Ils et elles ont dit 

« Je l’ai vu évoluer pour devenir un spectaculaire exemple de ce qu’une personne de mon univers [culinaire] pouvait être. Une personne instruite, passionnée, accomplie, qui voyage énormément et qui a de la classe… tout ça simultanément. Il a changé notre profession, a changé la télévision, a donné de la crédibilité et un cool factor à notre industrie comme personne d’autre ne l’avait fait avant lui. »

— Dyan Solomon, copropriétaire, Olive + Gourmando et Foxy, sur Instagram 

« Aujourd’hui, nous avons perdu un autre héros, mon héros, un être important, plus grand que nature, avec une manière de raconter si puissante qu’il inspirait les gens à marcher dans ses pas partout sur la planète, à manger ce qu’il mangeait, à voir ce qu’il avait vu. »

— Kimberly Lallouz, chef et copropriétaire, Miss Prêt à Manger, Bird Bar, Monsieur Restaurant + Bar, Restaurant du MAC, sur Instagram 

Gladys Bourdain, la mère d’Anthony, qui a travaillé comme correctrice au New York Times pendant longtemps, a affirmé qu’elle n’avait perçu aucun signe avant-coureur du suicide de son fils. « C’est la dernière personne au monde que j’aurais imaginée faire une chose pareille. »

Source : The New York Times 

« Anthony était mon ami. C’était un être exceptionnel, si inspirant et généreux. C’était un des grands conteurs de notre époque, qui pouvait dialoguer avec tant de gens. Je lui souhaite d’être en paix. J’envoie mon amour et mes prières à sa famille, à ses amis et à ses proches. »

— Éric Ripert, chef vedette et restaurateur, qui a trouvé son ami sans vie dans sa chambre d’hôtel, hier (New York Times

« Des tabourets bas en plastique, des nouilles pas chères mais délicieuses, une bière Hanoi bien froide. Voilà comment je vais me souvenir de Tony. Il nous a appris plein de choses sur la nourriture, mais aussi sur sa capacité de nous réunir, de nous rendre un peu moins peureux de l’inconnu. Il va nous manquer. »

— Barack Obama, sur Twitter 

« Son esprit brillant et intrépide a touché et inspiré tant de gens et sa générosité était sans bornes. C’était mon amour, mon rocher, mon protecteur. »

— Asia Argento, sur Twitter 

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