Kirk Douglas

Le dernier fauve de Hollywood

De Van Gogh à Spartacus, il a incarné l’âge d’or des grands studios. Ce fils de chiffonnier a fait de son clan une dynastie du cinéma. C’était une légende.

Dany Jucaud, notre ancienne correspondante à Los Angeles, est une amie de quarante ans de la famille Douglas. Souvenirs, souvenirs…

Au cimetière juif de Westwood, c’est une légende qu’on enterre. Einar le Viking, Spartacus, Van Gogh, tous dans ce cercueil de bois blond recouvert de roses blanches. 

Kirk Douglas a connu 18 présidents, les deux guerres mondiales, la Grande Dépression. Il a survécu à un accident d’hélicoptère et à une attaque cérébrale. Il était un grand acteur, un humaniste, l’incarnation du rêve américain. Mais n’avait jamais oublié qu’il restait un homme. 

C’est ce que, chacun à leur tour, sont venus rappeler ses petits-enfants, puis ses fils, Peter, Joel, Michael, et sa belle-fille, Catherine Zeta-Jones. Steven Spielberg qui, la veille, fêtait les 103 ans de son père, l’âge de Kirk, pose sur eux un regard ému. Enfin, il y a Anne, 100 ans, détruite. Le grand amour d’une vie qui ne comprend pas pourquoi, après soixante-cinq ans de mariage, Kirk l’a quittée.

Souvenirs

« Alors, raconte. Qu’est-ce qu’il se passe à Paris ? Quels sont les derniers potins ? » Impatient, curieux, Kirk voulait toujours tout savoir : qui faisait quoi, et avec qui. La politique le passionnait. Il me posait des questions sur Sarkozy, Hollande et Macron, moi je lui en posais sur Trump, qu’il détestait, ou sur John Kennedy, dont il disait : « Il avait plus de charisme que tous les acteurs de Hollywood réunis ! » Il me raconta ainsi que, convié avec quelques amis dans les appartements privés de la Maison-Blanche, il avait vu JFK verser du champagne dans la chaussure de Jackie pour le boire d’un trait !

C’est aussi Kennedy qui lui avait suggéré d’aller rencontrer des chefs d’État pour leur parler de l’Amérique. Kirk faisait déjà partie de l’Histoire, pas seulement parce qu’il était un des plus grands acteurs américains, mais également parce que, au moment du maccarthysme, il n’avait pas eu peur de défier Hollywood en exigeant que le scénariste Dalton Trumbo, qui avait passé un an en prison pour communisme, écrive le script de Spartacus et signe son travail de son vrai nom. 

De vrais amis, Kirk disait en avoir eu très peu. Il citait Jack Valenti, un des conseillers du président Lyndon Johnson et un des grands patrons du cinéma américain. La disparition de ce complice de quarante-cinq ans l’avait plongé dans une profonde tristesse. Son unique amie, disait-il, c’était sa femme.

Rencontre

Quand Anne et Kirk se rencontrent à Paris, en 1953, il est déjà une star, nommé aux Oscars pour Champion et Les ensorcelés, héros de La captive aux yeux clairs, de Howard Hawks, l’année précédente. Elle est attachée de presse sur Moulin Rouge, de John Huston. Ils sont divorcés tous les deux, lui de l’actrice Diana Dill, dont il a deux fils, Michael et Peter, elle de Leo Buydens, consul de Belgique à Monaco. 

La première fois qu’il l’invite à dîner, elle l’envoie balader. Il lui propose pourtant La Tour d’Argent. Elle rétorque qu’elle préfère rester seule et se faire des œufs brouillés. Cinquante ans après, il s’en étonnait encore. Mais en avait tiré sa conclusion : « Anne est la seule femme qui m’ait vraiment aimé pour moi-même, pas pour ce que je représentais. » 

On ne pouvait imaginer couple plus mal assorti. Lui, Issur Danielovitch Demsky, fils d’immigrés juifs illettrés qui avaient fui les pogroms du début du XXe siècle et parlaient yiddish à leurs six filles et leur seul garçon. Elle, née Hannelore Marx, fille de bourgeois allemands installés en Belgique dans les années 30 pour fuir le nazisme. « Sans Anne, disait-il toujours, je ne serais rien. » 

Ce n’était pas tout à fait vrai. Pas tout à fait faux, non plus : le 22 mars 1958, c’est elle qui l’avait dissuadé de monter dans l’avion du producteur Mike Todd, le mari de Liz Taylor, qui allait se crasher au Nouveau-Mexique. 

Impatient, volcanique, colérique parfois, Kirk Douglas était impossible à vivre. « C’est ta femme qui aurait dû être décorée de la Légion d’honneur, pas toi ! » lui lançai-je un jour. Ça le fit rire. Il reconnaissait volontiers qu’elle était la colonne vertébrale du clan, celle qui, dans l’ombre, gérait sa vie et celle de toute la famille. Et sa fortune. La seule chose qu’il possédait, plaisantait-il, c’était son alliance. « Anne a tout le reste », ajoutait-il gaiement. 

Ils avaient en commun l’amour de l’art, mais pour financer d’autres rêves, ils avaient dû se séparer d’une très belle collection qu’ils avaient montée ensemble : Chagall, Braque, Vlaminck, Balthus. Avec cet argent, en 1990, ils ont créé The Anne Douglas Center, des abris pour les femmes, et construit plus de 300 aires de jeux pour des enfants. Ils avaient même offert à l’hôpital des enfants de Los Angeles un robot à plusieurs millions de dollars, destiné au service d’urologie, qu’ils avaient appelé Spartacus. 

Lui, le fils de pauvres, ayant très vite compris que l’argent ne le comblerait pas, n’avait cessé d’en faire profiter les autres. Avec leur fondation, Kirk et Anne Douglas ont discrètement redistribué plus de 40 millions de dollars !

Volage

Kirk adorait les femmes, qui le lui rendaient bien. Et il était incapable de résister à la tentation. Certes, Anne était tout pour lui… mais il ne l’a pas trompée une fois, il l’a trompée des milliers de fois ! Joan Crawford, Marlene Dietrich, Lauren Bacall et puis les autres, il ne s’en cachait pas. Un après-midi, allongé au bord de sa piscine à Palm Springs, alors que nous étions en pleine discussion sur la fidélité, il m’avoua : 

« Oui, j’ai trompé ma femme. Et alors ? J’assume, je plaide coupable ! Je déteste les femmes qui vous font culpabiliser ou sentir leur sacrifice. La grande force d’Anne, c’est qu’elle a su me faire rêver. »

Sans illusions, elle disait : « Quand on épouse une star, il faut savoir où l’on met les pieds. » Un soir de réveillon, elle avait même invité, sans le prévenir, deux de ses maîtresses. Il adorait raconter cette histoire. Des années après, il en riait encore.

En mai 2004, ils se sont remariés. Il avait 87 ans ; elle, 85. Pour l’occasion, il lui a écrit et chanté : « Si jamais tu me quittes, je te suivrai. Anne, ma chérie, s’il te plaît, continue de m’aimer. » Une déclaration devant une centaine d’invités au manoir Greystoke, à Beverly Hills. 

Anne m’avait expliqué : « Nous nous sommes mariés la première fois en cinq minutes, à Las Vegas. Quand Kirk tournait Vingt mille lieues sous les mers. Nous n’avions fait venir ni amis ni famille, mais il m’avait promis qu’un jour on ferait un grand mariage. Ça fait cinquante ans que j’attends ! » 

Comme cadeau de mariage, elle se convertit au judaïsme. Selon la tradition, le marié doit casser un verre enveloppé de tissu. N’y arrivant pas, de rage, Kirk se sert de sa canne, sous les applaudissements du public, au premier rang duquel Lauren Bacall, Nancy Reagan, Tony Curtis.

Les Douglas possédaient une maison à Palm Springs, où ils se rendaient tous les week-ends. Avec les Peck, Véronique et Gregory, les Moore, Roger et Luisa, ils passaient beaucoup de leurs soirées chez Sinatra, dans la villa qu’il avait achetée juste après son divorce d’avec Ava Gardner. Sinatra adorait Anne, qu’il surnommait « Frenchie ». Pour un de ses anniversaires, il était venu lui cuisiner à domicile des plats italiens, prenant Kirk comme sous-chef. Un jour de 1998, Kirk a fait son éloge funèbre.

À Palm Springs toujours, je me souviens que, très tôt, un matin, quelqu’un a frappé à ma porte. À mon grand étonnement, Kirk, en robe de chambre, me tend une tasse de café : « Tu m’as dit hier soir que tu avais un secret à me dire. J’attends ! » J’ai oublié quel était le secret si important, mais pas la scène. 

Lui qui, tout jeune, avait rêvé d’être un grand poète s’était pris, à l’aube de la soixantaine, d’une frénésie d’écrire : onze livres avaient suivi. Devant une page blanche, il retrouvait, disait-il, l’excitation qu’il avait connue à ses débuts comme acteur. 

En 1996, il était en train de se faire faire une manucure quand, soudain, il a eu une attaque. « Un acteur qui ne peut pas parler, ça ne sert à rien, estimait-il. Je ne vais quand même pas attendre le retour du cinéma muet ! » Avec ses deux cours d’orthophonie par semaine et sa volonté de fer, il a réussi à retrouver son élocution. À 92 ans, il montera sur scène quatre soirs de suite pour jouer une pièce dont il est l’auteur : Avant que je n’oublie.

Après son accident d’hélicoptère, en 1991, son corps le torturait, les genoux surtout. Je le revois encore sortant d’un restaurant à New York. Lui, d’ordinaire si fringant, avance à petits pas, dos voûté, appuyé sur une canne, comme un très vieux monsieur. Découvrant que je l’observe, il s’arrête brusquement : « Spartacus ne sera jamais en chaise roulante ! » lance-t-il. 

Contre l’avis des médecins, il se fait opérer en secret. Quelle n’est pas ma surprise lorsque, quelques mois plus tard, alors que je sonne à la porte de la maison de Beverly Hills, c’est lui-même qui vient m’ouvrir ! Tout sourire, droit comme un I, rajeuni de vingt ans. Il esquisse deux pas de danse, m’emmène dans le salon en tourbillonnant. 

Qui n’a jamais vu Kirk s’éclipsant d’un dîner pour réapparaître quelques instants après, en pyjama, éteignant puis rallumant la lumière pour annoncer qu’il est l’heure de partir, n’a rien vu. Partant du principe que tout ce qui n’est pas dit avant 22 heures peut attendre le lendemain, il annonçait ainsi que la soirée était finie.

Lui qui avait tellement souffert de l’indifférence de son père était le premier à admettre qu’il avait vécu toute son existence comme un égoïste, au détriment de ses enfants. Il s’était aperçu trop tard qu’il ne suffisait pas de les emmener chez Walt Disney pour combler ses absences. « Si j’avais su que Michael serait aussi célèbre un jour, j’aurais été plus gentil avec lui ! » Être le petit-fils du mythe n’était peut-être pas plus facile.

La drogue et l’alcool ont fait des ravages chez les Douglas, même si Michael parle d’un gène qui court dans la famille. Lui-même, au sommet de la gloire, a dû se faire désintoxiquer. Son frère Joel a passé sa vie aux Alcooliques anonymes. Quant à son demi-frère Eric, et sans doute celui qui montrait le plus de talent d’acteur, il est mort d’une overdose à 46 ans. Kirk n’en parlait jamais, mais il a beaucoup culpabilisé. Et toute sa vie, il a porté ce deuil en secret. 

Pour être plus près de Peter et de leurs petits-enfants, Kirk et Anne ont quitté Palm Springs pour s’installer à Montecito. La dernière fois que le nom de Kirk a été à l’affiche d’un film, c’était en 2004 pour Illusion, de Michael A. Goorjian. Et peu importe si ce n’était pas le film du siècle ! Il y tenait le rôle d’un réalisateur qui, à l’approche de la mort, revoyait son passé et se reprochait d’avoir abandonné son fils. Quelque chose qui ne lui était pas tout à fait étranger…

Il n’est pas évident de forger sa personnalité près d’un père comme Kirk. Michael Douglas en sait quelque chose, même s’il a décroché deux Oscars, l’un comme producteur pour Vol au-dessus d’un nid de coucou, l’autre comme acteur pour Wall Street, alors que son père n’a été récompensé qu’à la veille de ses 80 ans pour l’ensemble de sa carrière. 

Ces dernières années, Michael a eu son lot d’adversité. Son cancer de la langue est enfin guéri ; sa femme, Catherine Zeta-Jones, diagnostiquée bipolaire, a pu se faire soigner et se porte comme un charme. S’il est aujourd’hui un père exceptionnel qui vit pour ses enfants, Dylan, 19 ans, et Carys, 16 ans, Michael se souvient que lui aussi, comme Kirk, a trop couru le monde au lieu d’avoir été là pour Cameron, son aîné. 

Arrêté en 2009 pour trafic de méthamphétamine, Cameron Douglas a été incarcéré pendant sept ans. Sorti de prison il y a trois ans, il vit aujourd’hui à Los Angeles avec sa compagne et leur petite fille de 2 ans, Lua, dont il est fou. Il porte toujours, tatoués sur le torse, les visages de son père et de son grand-père.

Aujourd’hui, le clan s’est ressoudé. Dylan, le fils de Michael, baptisé catholique, a fini par apprendre l’hébreu et par faire sa bar-mitsva. Pour le plus grand bonheur de Kirk, qui aimait répéter : « Si vous ne trouvez pas Dieu, lui vous trouvera. »

Ni la gloire ni l’argent n’ont été les moteurs de la vie de Kirk Douglas, mais la rage. Une rage immense contre l’injustice, l’antisémitisme, la misère. 

« Si je n’avais pas eu la rage au ventre, je ne serais pas là où je suis. Mon père était chiffonnier. Je venais de tellement bas, je ne pouvais que monter. »

Ses plus beaux films, il les avait tournés entre la fin des années 40 et celle des années 60. Après Le reptile, de Mankiewicz, en 1970, on ne retrouverait jamais la même magie. 

Mais la vie continuait. Il y a trois ans encore, Kirk apprenait à se servir d’un ordinateur. Depuis, il passait le temps en faisant des réussites. Puis il y a eu la découverte des appels téléphoniques en vidéo, avec FaceTime. Alors, il s’est mis à appeler ses enfants toutes les cinq minutes, jusqu’à les rendre fous !

Ils sont une poignée d’acteurs à avoir su, comme lui, apporter autant de force et de conviction à leurs rôles ; mais, au contraire de tant d’autres, il ne s’est jamais laissé piéger par eux. 

On se souvient qu’à Apostrophes, après la publication de ses Mémoires, il avait raconté comment John Wayne lui avait reproché, à lui, le héros américain, d’avoir joué un faible avec Van Gogh. « Mais tu n’es pas John Wayne ! » lui avait-il rétorqué, façon de lui rappeler que le personnage de cinéma ne se confondait pas forcément avec la réalité. « Quand on sait qu’il suffit d’appuyer sur la télécommande pour voir une casserole à la place de votre tête, disait-il avec humour, ça vous donne le sens du relatif ! » C’était sa plus grande réussite : après une carrière de géant, il restait l’homme qui refusait de se prendre pour Kirk Douglas.

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