Chronique

Rentabiliser nos espaces verts

Même si les supermarchés se livrent une guerre de prix et demandent à leurs fournisseurs de resserrer les factures, les prix des fruits et légumes frais, eux, ne cessent d’augmenter.

En moyenne, entre 2014 et 2015, les consommateurs ont payé 8,1 % de plus pour leurs légumes frais et 6,3 % de plus pour les fruits frais, nous dit Statistique Canada. L’hiver dernier, on en a beaucoup parlé. Les prix de certains légumes étaient devenus franchement affolants.

Donc, malgré tous les messages de santé publique que l’on peut entendre sur l’importance de manger des végétaux frais parce qu’ils sont remplis de nutriments et relativement faibles en calories, le monde commercial alimentaire, lui, envoie un message totalement différent aux consommateurs : c’est du côté de l’industriel et du transformé que le bas prix s’impose.

Que doit donc faire le mangeur rationnel soucieux à la fois de sa santé – et de ses papilles – et de son porte-monnaie ? Et que peuvent faire les autorités publiques pour les aider à sortir de cette impasse d’alimentation à deux vitesses ?

Une option devient de plus en plus évidente et intéressante et devrait être encouragée par tous les moyens : l’agriculture pour soi et ses proches, le bon vieux potager perso, à la campagne évidemment, mais dans les villes aussi.

« Le premier avantage, c’est simplement de donner accès aux produits frais », explique Jennifer Cockrall-King, qui vient de publier La révolution de l’agriculture urbaine chez Écosociété, version française de son livre sur la popularité croissante et l’importance de ce mouvement de végétalisation comestible citadine dans les pays développés.

« Pour bien des gens dans certains secteurs défavorisés, les fruits et légumes frais sont non seulement chers, mais tout simplement difficiles à trouver. »

— Jennifer Cockrall-King, auteure de La révolution de l’agriculture urbaine

Ron Finley, le célèbre jardinier urbain de South Central, à Los Angeles, qui a lancé un mouvement de désobéissance civile sous forme de légumes en zones urbaines illégales, l’a maintes fois répété : s’il s’est ainsi jeté corps et âme dans le potager, c’est parce qu’il en avait assez de faire des douzaines de kilomètres pratiquement chaque jour pour se trouver des produits frais bios.

« La réalité, c’est que le prix élevé du produit est dissuasif, certes, mais devoir aller chercher des légumes frais loin de chez soi, ça coûte aussi cher en temps, en transport », poursuit Mme Cockrall-King.

Ensuite, il est vrai que cultiver ses propres légumes, c’est aisément rentable. Même les graines bios coûtent à peine 4 $ ou 5 $ pour un paquet de semences qui produira des kilos de légumes.

Évidemment, du strict point de vue économique, le « prix » des produits frais cultivés à la maison ne tient pas compte du temps qu’il faut investir pour les faire pousser, précise l’auteure originaire de l’Alberta et résidante de la vallée de l’Okanagan. Il y a aussi le prix du terrain, le compost à gérer, etc. Et si on calcule la note finale, il faut intégrer les pertes. Mais est-ce que cela compte pour le consommateur ? S’il a du temps à investir dans son jardinage et son compost, surtout si le jardinage devient un hobby…

« En fait, répond la journaliste, ce qui est intéressant, c’est que le jardinage peut devenir plus qu’un hobby, mais bien une entreprise. »

On pense évidemment aux Fermes Lufa à Montréal, ou encore à Sous les fraises, un organisme français qui jardine sur les toits, notamment ceux des Galeries Lafayette, et qui vend ses fruits aux restaurants.

Il y a aussi de plus en plus d’entreprises d’apiculture – qui vendent du miel ou encore des services pour les apiculteurs en herbe comme la société Alveole à Montréal –, il y a du jardinage sur des terrains « loués » à des propriétaires urbains qui se font payer en légumes et du jardinage intensif sur de petites parcelles ici et là. Et de plus en plus de restaurants tiennent à produire au moins une partie de leurs verdures.

« La réalité urbaine jusqu’à assez récemment, c’est qu’il y avait du jardinage un peu partout, explique Jennifer Cockrall-King. Ça ne devrait pas nous surprendre, toute cette agriculture. Les villes sont souvent construites sur des terres cultivables. »

À Montréal, les traces de ce passé fermier sont d’ailleurs nombreuses, de Notre-Dame-de-Grâce à Ahuntsic en passant par Pointe-aux-Trembles, sans parler des couronnes de banlieues, même si les terres arables sont grugées par le développement immobilier. En fait, 4 % du territoire montréalais est actuellement zoné agricole, sans parler des projets sur les toits.

Et même s’ils ne cultivent pas eux-mêmes leurs fruits et légumes, les consommateurs à la recherche de produits frais à bas prix peuvent profiter de la cohabitation ville-agriculture, poursuit l’auteure. Si les marchés fermiers urbains sont investis par les maraîchers – un mot dérivé de Marais, quartier de Paris – de proximité, on coupe dans les coûts de transport, de manutention, il y a moins d’intermédiaires pour la distribution. Les producteurs ont accès aisément à de l’eau, de l’électricité, personne n’a besoin d’équipement lourd. Donc, les coûts de production peuvent être raisonnables et ainsi les prix peuvent le demeurer tout en assurant des revenus décents aux producteurs. (Cela dit, Mme Cockrall-King rappelle que, « au Canada, le ménage typique dépense en moyenne 13,6 % de son revenu personnel disponible pour se procurer ses aliments, un des pourcentages les plus bas au monde ». Ce qui incite l’auteure à demander : « Pourquoi est-on prêt à payer beaucoup plus pour notre téléphone et notre internet et pas pour notre nourriture ? »)

Souvent, on brandit comme argument massue qu’il est irrationnel économiquement de cultiver de la terre en ville car la valeur du terrain ne sera jamais aussi maximisée de cette façon que si on le construit.

Mais pourquoi ne pas cultiver les terrains qui ne sont pas construits et ne le seront pas ? demande Mme Cockrall-King.

Pourquoi ne pas cultiver une partie des parcs ? A-t-on besoin de tant de pelouses manucurées et de fleurs décoratives ? Pourquoi ne pas planter plus d’arbres fruitiers ? Pourquoi ne pas transformer les espaces végétaux décoratifs en espaces végétaux productifs ? Ne serait-ce pas une façon plus rentable, pour la Ville, d’utiliser ses espaces verts ?

Ce serait toute une révolution, en effet.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.