AUTOUR D’OSCAR

Des personnalités célèbres du jazz qui ont gravité autour d’Oscar Peterson et qu’on croise dans le livre, vues par Mauricio Segura.

Oscar

Extrait

« Juste avant de rencontrer le diable en personne, ce matin fatidique au ciel cendré, Oscar se mirait dans les eaux huileuses du canal avec la ferme intention de mettre fin à ses jours. Ils étaient deux ou trois, qui de la fenêtre d’une usine, qui de la passerelle d’une écluse, qui du clocher de l’église jouxtant la demeure de ses parents, à reconnaître de loin sa silhouette imposante disparaissant derrière les nappes de brume dormante que, curieusement, ce jour-là, aucun vent ne venait chasser. La plupart des habitants de la Petite-Bourgogne savaient que, depuis quelques mois, O.P., ainsi que tous l’appelaient affectueusement, filait un mauvais coton, puisqu’on ne le voyait plus guère dans les bars de jazz. Les uns racontaient qu’il tentait de s’oublier en travaillant comme docker au port ; les autres, qu’il vagabondait plutôt comme une âme en peine. »

Lecture

Le swing surnaturel d’Oscar Peterson

Oscar

Mauricio Segura

Boréal, 240 pages

En librairie le 9 février

Lorsqu’il a commencé à se documenter sérieusement sur Oscar Peterson, l’auteur Mauricio Segura a été surpris par deux choses. D’abord, aucun des livres publiés sur le célèbre pianiste de jazz montréalais n’avait été traduit en français – même pas son autobiographie ! Ensuite, les auteurs gommaient littéralement les débuts du pianiste originaire du quartier la Petite-Bourgogne, faisant quasiment de lui un Ontarien.

« J’ai trouvé ça inadmissible comme Montréalais », dit Mauricio Segura, qui travaillait alors sur un projet de documentaire sur Oscar Peterson. Même si le jazzman s’est plus tard installé dans la région de Toronto et qu’il ne se reconnaissait plus vraiment dans sa ville natale quand il y revenait, Oscar Peterson « est le produit de tout un climat social qui avait cours à Montréal dans les années 30, 40 et 50, estime Mauricio Segura. Sans ce contexte, ce grand artiste n’existerait pas. »

Après la mort du pianiste en décembre 2007, le projet de documentaire est tombé. Mais raconter cette « filiation » entre Oscar Peterson et Montréal est devenu fondamental pour Mauricio Segura. Il a décidé de faire un roman sur ce « destin extraordinaire » à partir des informations qu’il avait déjà récoltées.

RÉALISME MAGIQUE DANS LA PETITE-BOURGOGNE

Dans Oscar, Mauricio Segura relate les débuts de celui qui aura été « sûrement un des plus grands musiciens à être nés dans cette ville ». Il s’attarde à l’enfance et à l’adolescence de ce fils d’immigrants caribéens né en 1925 dans le sud-ouest de Montréal, à ses débuts comme pianiste dans les bars de la rue Saint-Antoine, à l’ascension qui l’a mené au faîte d’une gloire qui durera plusieurs décennies.

« Pour ceux qui aiment les chiffres, je dirais que ce livre comprend environ 80 % de fiction. »

— Mauricio Segura

Les principales étapes de la biographie de Peterson lui servent surtout de jalons, dans un roman qui utilise la fiction pour « combler les angles morts et les points aveugles » de son parcours.

Et plutôt que d’écrire une biographie romancée comme il s’en fait à la pelletée, Mauricio Segura a décidé d’imprégner son récit d’une bonne dose de réalisme magique. « J’avais trois ou quatre versions qui ne levaient pas, qui étaient trop réalistes, trop psychologiques. Puis j’ai eu un flash. Je me suis dit que sa manière de jouer était tellement spectaculaire, qu’il était tellement virtuose, que c’était plus grand que nature. Alors, je devais utiliser sa musique comme quelque chose de surnaturel. »

Ainsi, le décor d’une salle et l’habillement des spectateurs se transforment au son du swing d’Oscar ; le soleil brille même la nuit lorsque son frère joue, tellement la musique est belle ; sa mère a des dons divinatoires ; une voisine sans âge commente l’action ; et c’est tout le quartier qui sert de chœur grec. Surtout, Mauricio Segura a transformé l’imprésario d’Oscar Peterson, Norman Granz, en un diable auquel le musicien aurait vendu son âme et dont l’influence positive sur sa carrière vient avec un revers sombre.

«  C’est clair qu’Oscar a trop enregistré de disques dans sa vie, environ 200, dit l’auteur qui, au-delà du jazz, pose la question du rapport entre l’art et le commerce. Autant il a fait des choses géniales, autant il a souvent été peu inspiré. C’est peu documenté, mais je me dis que ce serait causé entre autres par son rapport tordu avec Granz. Je suis parti de cette intuition pour créer cette métaphore de Faust, qui est le canal du roman. »

L’ÉCLOSION D’UN TALENT

Mauricio Segura savait qu’il écrirait un jour sur le jazz. « C’est la grande musique de ma vie. » Fasciné depuis l’adolescence par le talent d’Oscar Peterson – « c’est comme si trois pianistes jouaient en même temps ! » –, il a voulu, dans Oscar, comprendre et montrer l’éclosion d’un talent.

« Dans un film comme Amadeus par exemple, on voit Mozart alors qu’il est déjà génial. Mais comment devient-on un génie ? C’est magnifique comment Oscar s’est trouvé, et les raisons de ça restent très mystérieuses. »

— Mauricio Segura

Il ne reste rien du décor qui a vu grandir Oscar Peterson dans la Petite-Bourgogne : ni l’église qu’il fréquentait – le Negro Community Center –, ni sa maison natale, ni la communauté caribéenne, qui s’est dispersée. « Et maintenant, sur la rue Saint-Antoine, il n’y a que des condos », dit l’auteur, qui s’est beaucoup inspiré de photos d’époque pour écrire son livre.

Oscar est son quatrième roman en 18 ans. « Je sais, je suis lent, dit Mauricio Segura, qui a aussi gagné sa vie comme scénariste, journaliste et professeur. Mais je n’aime pas me répéter. Chacun de mes livres est différent. Écrire est trop une vocation pour que j’en fasse un métier. »

Entre la chronique sociale de Côtes-des-Nègres, son premier roman qui l’a lancé en 1998, et le drame familial d’Eucalyptus, son troisième, sorti en 2010, il y avait déjà un monde. Oscar ne ressemble à rien de tout ça.

« Il y avait déjà un peu de fantastique dans mon deuxième roman Bouche-à-bouche et dans quelques nouvelles que j’ai écrites. Mais cette fois, je me suis vraiment imprégné du réalisme magique des romans caribéens et sud-américains. Je ne veux pas que ça sonne prétentieux, mais c’est vrai que j’ai relu en boucle Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez tout le long que j’écrivais. C’est mon inspiration majeure, j’aime cet univers un peu bédéesque, cet espèce d’esprit léger. »

Par son ton, son humour, sa poésie et sa passion manifeste pour son sujet, Mauricio Segura a réussi à écrire un livre enchanteur, en hommage à un musicien génial et à la ville qu’il aime. Un roman léger comme le swing, la musique qui l’a inspiré, écrit avec un doigté aérien et virevoltant.

« Oui, c’est ça. C’est un roman léger qui parle de choses sérieuses. La vie est dure, mais on s’amuse quand même. »

Autour d’Oscar Peterson

Joe Pass

« Les disques qu’Oscar Peterson a enregistrés avec le guitariste Joe Pass sont ceux où il verse le plus dans la virtuosité. C’est par ça que je l’ai découvert. Aujourd’hui quand je les réécoute, je trouve qu’il a la main lourde un peu, mais c’est vraiment une époque spectaculaire : il jouait à une rapidité hallucinante. Pass était le seul qui pouvait l’accompagner dans ce niveau, il l’accote. Il paraît qu’ils se parlaient très peu. Pass était plutôt taciturne, alors que Peterson était plus volubile. Ils étaient comme le yin et le yang dans les personnalités. »

Autour d’Oscar Peterson

Norman Granz

« C’est le grand imprésario du jazz, qui a aussi beaucoup fait contre la ségrégation raciale. Sa grande trouvaille a été de faire jouer les jazzmen dans des salles de concert normalement dédiées à la musique classique, comme Carnegie Hall. Les tournées mondiales ont aussi été amenées par lui. Mais c’est quelqu’un qui ne cachait pas qu’il voulait s’enrichir avec la musique. On dit qu’il était arrogant, qu’il était implacable avec ses musiciens. Il ne faisait pas l’unanimité, mais il a marqué l’histoire du jazz. »

Autour d’Oscar Peterson

Art Tatum

« C’est un immense pianiste de swing, considéré à juste titre comme le plus grand pianiste de jazz. Il a été la plus grande inspiration de la vie d’Oscar Peterson, c’est vrai que la première fois qu’il l’a entendu jouer, ça l’a tellement déprimé qu’il est allé travailler dans le port de Montréal… Ils se sont connus, ils ont été amis, est-ce qu’Oscar en a été jaloux comme je le dis dans le livre ? C’est possible, car les musiciens étaient très durs et très critiques entre eux. Mais oui, j’extrapole. »

Autour d’Oscar Peterson

Duke Ellington

« Les grands leaders afro-américains de big band, comme Duke Ellington et Count Basie, ont été importants pour Oscar parce qu’il jouait leur répertoire. Il s’en est fait des alliés, c’étaient de grands amis et pas des rivaux. Ils ne sont pas très présents dans le livre, et c’est vrai que j’aurais pu faire pas mal plus de name dropping ! Par exemple, Oscar a bien connu Ella Fitzgerald : c’était la femme de son contrebassiste Ray Brown. Mais j’ai préféré me concentrer sur la trajectoire de mon héros ! »

Autour d’Oscar Peterson

Herb Ellis et Ray Brown

« C’est LE trio des années 50, celui qui va mener Oscar au pinacle de la gloire internationale. Il y avait une espèce de symbiose entre eux, que je montre par le réalisme magique dans le livre. Ray Brown disait souvent qu’ils communiquaient par une forme de télépathie, ils n’avaient pas besoin de se parler. Dans une vie de musicien, ça n’arrive pas si souvent. »

Autour d’Oscar Peterson

Johnny Holmes

« Ce gars-là est important dans l’histoire du jazz montréalais, son orchestre a été LE grand orchestre des années 40. Il avait entendu Oscar Peterson jouer dans un bar, il l’a invité à se joindre à lui, et au bout de quelques mois, Oscar avait volé la vedette à tout le monde. C’est vraiment Johnny Holmes qui lui a donné sa chance. Il l’a sorti du ghetto des bars de la rue Saint-Antoine et l’a amené vers le Montréal plus riche. Jusqu’au Ritz, où les gens se rendaient juste pour lui, tellement il était bon. »

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