Opinion

Le Québec n’est pas islamophobe, mais…

Une minuscule minorité de Québécois l’est. Bruyante, comme un arbre qui tombe. Elle est faite d’une pelletée de xénophobes radicaux, d’une petite poignée d’universitaires en manque de visibilité, de rares élus et de quelques chroniqueurs et essayistes se voulant savants, mais encore prisonniers des logiques orientalistes et coloniales des XVIIIe et XIXe siècles.

L’immense majorité des Québécois n’est pas islamophobe !

Mais elle est silencieuse, comme une forêt qui pousse. Inaudible, mais poussant et se renforçant sans cesse.

Pour le Conseil de l’Europe, « l’islamophobie est une violation des droits de la personne et une menace pour la cohésion sociale ». Pour le Secrétaire général de l’ONU, « l’islamophobie est un poison pour nos sociétés ». Mais pour certaines vedettes médiatiques, parfois savantes, chroniqueurs, essayistes, l’islamophobie serait (selon les termes de l’orientaliste Gilles Kepel) un « charlatanisme », un « leurre », une « imposture », qui consiste à faire taire la critique de l’islam et à faire oublier la radicalisation violente revendiquée au nom de l’islam. L’islamophobie, selon une autre vedette, l’essayiste Pascal Bruckner, est un « racisme imaginaire », « une arme d’intimidation massive » pour annuler toute critique adressée à l’islam. Il est très vrai qu’une infime minorité des 1,6 milliard de musulmans est faite aujourd’hui d’islamistes radicaux groupusculaires qui tendent à abuser de la notion d’islamophobie pour considérer toute critique de l’islam comme un acte d’islamophobie. Il est impératif de condamner haut et fort une telle tendance qui va ainsi à l’encontre des droits de la personne et du jeu démocratique !

Mais prétendre que l’islam s’oppose par essence à toute critique, ceci révèle une posture fallacieuse et insidieuse.

Religion, culture et civilisation, si l’islam est encore si vigoureux aujourd’hui, c’est, non pas grâce au sabre, à la kalachnikov, aux pétrodollars et à la dictature (clichés surannés, mais encore tenaces), mais grâce à la critique plurielle que les musulmans ont toujours faite de leur religion à travers nombre d’écoles juridiques et philosophiques. Du rationalisme de la mu’tazila qui, peu s’en faut, vénère Aristote presque autant que le prophète Mahomet, au soufisme contemplatif pour qui le chant des oiseaux est un hymne amoureux au Créateur, en passant par le hanbalisme ultraconservateur et les dérives radicales, la diversité des perspectives internes à l’islam est bien grande. À considérer aussi, les nombreux centres savants dont Bayt al hikma, « La Maison de la sagesse » qui accueillit au IXe siècle déjà des savants du monde entier et de toutes les religions pour étudier tous les Aristote, Platon, Hippocrate, Galien et autres savants indiens, chinois et tant d’autres encore. Toutes les pensées du monde y étaient accueillies, étudiées, décortiquées, critiquées, incluant l’islam. Surtout l’islam. Cet élan réflexif et critique est encore très vif dans les mondes musulmans contemporains, même si un certain sensationnalisme médiatique, orientaliste et populiste n’en retient que les radicalités.

On retrouve chez nos élus et nos chroniqueurs, au Québec, quelques-uns qui abondent dans le sens des Keppel, Bruckner, Finkelkraut, Houllebeq et autres qui occultent la complexité plurielle de 1400 ans d’histoire pour se contenter d’un « copier-coller » du prêt-à-penser Made in France.

Ces citoyens ont tout à fait le droit de s’exprimer. Ils ne font qu’utiliser leur liberté d’expression. Toutefois, et c’est ici que ces chroniqueurs et autres essayistes glissent vers le contraire de ce qu’ils revendiquent, ils appellent à exclure de la pensée, non pas toute critique de l’islam, mais toute critique de l’islamophobie en tant que haine et hostilité envers l’islam et les musulmans, sous prétexte que l’islamophobie n’existerait pas (un « leurre », une « imposture » écrit Kepel). Liberté d’expression, donc, quand il s’agit de critiquer l’islam… mais attaque à la liberté d’expression quand il s’agit de critiquer l’islamophobie. À cela en partie, et en partie seulement, servent les ruses de « l’islamophobie savante ».

Méfions-nous des discours de vérité, qu’ils soient religieux ou non, car à un problème social complexe comme celui de « l’islamophobie », la réponse ne peut être que complexe et toute en nuances. Une modestie minimale (admettre qu’on ne sait pas, ou peu) jointe à une pensée critique s’impose. Critiquer le terme « islamophobie » est une responsabilité qui incombe non seulement aux sémanticiens, aux sémiologues, aux linguistes et autres savants, mais aussi à tous les citoyens soucieux de garder leurs langues vivantes et fidèles à la réalité qu’elles mettent en mots. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : critiquer la notion d’islamophobie ne doit pas nous conduire à occulter la réalité sociale, politique et idéologique à laquelle elle renvoie. Une réalité somme toute marginale, certes, mais bien ancrée dans nos espaces sociaux, politiques et médiatiques, au Québec comme ailleurs. Critiquer la notion d’islamophobie peut être un exercice collectif salutaire, mais préférer le déni de la réalité à laquelle cette notion renvoie, plutôt que la gestion courageuse de cette même réalité sociale, tendue et nauséabonde, est une solution destructrice du lien social. Destructrice en effet, car l’islamophobie est une forme de radicalisation violente ou menant à la violence.

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