Le business du volontourisme

Une agence de voyages déguisée en organisme humanitaire ?

Une entreprise britannique spécialisée dans le tourisme humanitaire vend sans permis, et à fort prix, des voyages à l’étranger à de jeunes Québécois. Ce permis, délivré par l’Office de la protection du consommateur (OPC), est obligatoire pour toute agence de voyages qui exerce des activités dans la province.

Payer pour faire du bénévolat : c’est la surprenante proposition de la société britannique Projects Abroad, qui offre à ses clients de prendre part à des « missions humanitaires » taillées sur mesure pour eux dans différents pays du tiers-monde.

Et ça marche. Fondée en 1992, Projects Abroad est l’une des plus importantes organisations de volontariat payant de la planète, avec un chiffre d’affaires de 44 millions de dollars et des profits de 4 millions, selon son rapport annuel 2014.

Mis au parfum par La Presse, l’OPC a ouvert une enquête pour déterminer si l’entreprise enfreint la loi québécoise en exerçant ses activités sans permis. « L’Office entend examiner les éléments pertinents au dossier et son analyse conduira aux actions appropriées », dit le porte-parole, Charles Tanguay.

L’OPC devra déterminer si Projects Abroad est une agence de voyages. Sur son site web, l’entreprise se présente plutôt comme « une organisation internationale de volontariat, laïque et entièrement indépendante ». Les clients sont des « volontaires » et les voyages offerts, des « missions de volontariat ».

Interrogé par courriel, le vice-président de Projects Abroad, Thomas V. Pastorius Jr, affirme que l’entreprise n’est pas une agence de voyages en vertu de la loi québécoise. « Bien que le voyage soit une partie de ce que nous faisons, nous ne répondons pas à la définition d’une agence de voyages », soutient-il.

Companies House, le registre des entreprises britanniques, décrit Projects Abroad comme une entreprise ayant des « activités d’agence de voyages ».

« Ces sociétés-là font absolument tout pour se faire passer pour nous », dénonce Pierre de Handscutter, directeur du Service volontaire international, une ONG européenne en guerre ouverte contre les entreprises qui profitent de l’engouement des jeunes pour le volontariat à l’étranger.

« Quand on lit les mots : humanitaire, bénévolat, aider ou secourir, on ne pense pas à une agence de voyages. »

— Pierre de Handscutter, directeur du Service volontaire international

À ses yeux, il est pourtant clair que Projects Abroad est une « agence déguisée ». L’entreprise demande de 2000 $ à 3000 $ pour un voyage de deux semaines en Afrique, en Asie ou en Amérique latine, où elle offre des missions de volontariat et des stages dans une panoplie de domaines, de la médecine aux affaires en passant par le journalisme. Elle vend les billets d’avion en sus.

Pour obtenir un permis, l’agent de voyages doit fournir un cautionnement à l’OPC. Cette somme d’argent peut être utilisée pour dédommager le client si l’agent ne respecte pas ses obligations. Mais si l’agence n’a pas de permis, le client ne bénéficie d’aucune protection en cas de pépin, prévient Sylvie De Bellefeuille, conseillère juridique chez Option consommateurs.

Le bureau canadien de Projects Abroad est situé à Toronto, mais son site web contient une section francophone destinée au marché québécois. L’entreprise organise aussi des tournées promotionnelles au Québec, appelées « journées découverte ».

L’ÉTHIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE

Le 19 septembre, une cinquantaine de personnes se sont réunies à Montréal pour entendre les représentants de Projects Abroad vanter les mérites de ses stages et missions, qui ne requièrent généralement aucune qualification particulière – et qui constituent par la suite un « atout » dans le CV des jeunes.

Une cégépienne, qui espère être reçue en médecine, a raconté avec enthousiasme son stage médical au Ghana, où elle devait notamment faire des bandages à des lépreux.

« Projects Abroad m’avait dit que ce serait un stage d’observation, mais c’était très hands-on, a-t-elle confié. Les infirmières nous laissaient faire plein de choses. Une fois, elles sont parties dîner en nous laissant seules avec les patients ! »

Le président de Médecins du monde, Nicolas Bergeron, s’insurge contre cette « éthique à géométrie variable », où les principes qui prévalent en Occident sont « jetés à la poubelle » dans les pays en voie de développement.

« Faire un bandage, c’est un geste infirmier. Il faut savoir reconnaître une infection qui guérit mal, par exemple, pour éviter une éventuelle amputation, dit le Dr Bergeron. Les pays occidentaux se sont dotés de codes de déontologie très stricts pour protéger le public. On s’assure que ce ne soit pas des guignols sans qualification ni encadrement qui posent ces gestes. Imaginez que des touristes sans expérience viennent faire des pansements dans un CLSC au Québec. C’est impensable, mais c’est exactement ce que font les stagiaires [de Projects Abroad]. »

« On leur fait croire qu’ils aident et qu’ils vivent une expérience authentique auprès des populations. C’est faux. C’est un projet à 100 % mercantile, il faut que ce soit dit. »

– Le Dr Nicolas Bergeron, président de Médecins du monde

« C’est préoccupant. Pas d’encadrement, pas d’objectif, pas de formation… il y a quelque chose de malsain là-dedans. Cela ressemble plus à une organisation qui est là pour encaisser votre chèque qu’à autre chose », renchérit Charles Bernard, président du Collège des médecins du Québec.

Le Collège peut sévir contre les personnes qui font des actes médicaux sans permis d’exercice, mais ce pouvoir ne s’étend pas hors du Québec.

Néanmoins, le Dr Bernard met en garde les jeunes tentés de s’inscrire à un stage médical à l’étranger sans avoir contracté une assurance responsabilité. « Bien que vous soyez dans des pays sous-développés, vous travaillez avec des êtres humains. Ce ne sont pas des objets. Il peut y avoir des préjudices. Je serais très réticent à m’enrôler sans un encadrement très précis. »

Le Dr Bernard comprend l’attrait que peut exercer le stage offert par Projects Abroad. Un aspirant étudiant en médecine, explique-t-il, doit soumettre une note biographique prouvant une certaine empathie envers les autres. « Cette entreprise exploite ce filon-là. Mais les jeunes n’ont pas besoin d’aller en Afrique pour faire du bénévolat. »

Les refuges et les soupes populaires du Québec font très bien l’affaire. Et n’exigent pas un sou de leurs bénévoles.

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