Opinion

Penser le fédéralisme

Il est très difficile au Québec de parler de fédéralisme. Pour différentes raisons, on hésite à faire référence au mot, soit parce qu’il renvoie à la masse indistincte des Canadiens anglais ou de ceux qui parlent en leur nom à Ottawa, soit encore parce qu’il est associé à la personne sulfureuse (aux yeux de certains) de Pierre Elliott Trudeau.

Mais on oublie alors que le fédéralisme renvoie à un régime politique aux configurations multiples et dont les fondements théoriques remontent au moins au XVIsiècle. Si le fédéralisme a vu le jour, c’est qu’il marie l’avantage de faire partie d’une communauté locale plus homogène, parce que moins populeuse, à celui d’être membre d’un tout plus puissant et donc meilleur garant de sécurité et de prospérité pour tous.

Ce cadre dans lequel coexistent communautés politiques nationale et régionales permet, entre autres, d’assurer une efficience économique et gouvernementale en confiant à l’ordre de gouvernement le mieux placé le soin de régir telle matière ou d’offrir tel service. Il permet aussi de mieux garantir la liberté des citoyens en multipliant les espaces politiques auxquels ils peuvent participer, et en autorisant les citoyens à opposer un ordre de gouvernement à l’autre (pensons aux Québécois qui élisaient à la fois le Parti libéral de Pierre Elliott Trudeau et le Parti québécois de René Lévesque).

Enfin, comme le rappelait la Cour suprême, « le principe du fédéralisme facilite la poursuite d’objectifs collectifs par des minorités culturelles ou linguistiques qui constituent la majorité dans une province donnée. C’est le cas au Québec, où la majorité de la population est francophone et qui possède une culture distincte. […] La réalité sociale et démographique du Québec explique son existence comme entité politique et a constitué, en fait, une des raisons essentielles de la création d’une structure fédérale pour l’union canadienne en 1867 ».

Ce qui rend difficile la discussion à propos du fédéralisme au Québec, c’est qu’on n’y voit qu’un mode de gestion des nations québécoise et canadienne-anglaise cohabitant au sein d’un même État, négligeant ainsi son potentiel en tant que mécanisme permettant une administration efficiente, et en tant que vecteur de promotion de la liberté et de la participation citoyenne.

En outre, en confinant son rôle à la gestion des rapports entre nations, et donc entre groupes, on limite indûment la portée du fédéralisme et on encourage un discours identitaire simpliste.

En effet, ceux qui parlent des nations québécoise et canadienne-anglaise – qu’ils opposent bien souvent l’une à l’autre –, présument fréquemment de l’homogénéité et de l’unanimité des membres qui les composent. Ils supposent également que le citoyen n’adhère qu’à une nation et jamais à deux.

Des appartenances multiples

Le fédéralisme, dans la mesure où il est pensé du point de vue des citoyens, et non simplement des groupes, rend mieux compte de la réalité. Comme le souligne avec pertinence le document du PLQ, le fédéralisme canadien n’oppose pas deux masses collectives indistinctes et unanimes, mais tente plutôt de faire cohabiter des citoyens dont une grande majorité se réclame, à titre individuel, de plusieurs appartenances politiques.

Ainsi, au Québec, une majorité de citoyens, nonobstant leur attachement plus grand pour le Québec, se sentent malgré tout Canadiens.

Le fédéralisme permet même au citoyen qui le désire de renvoyer dos à dos certains projets politiques nationalistes (canadien et québécois, en l’occurrence) en votant, à l’échelle fédérale et provinciale, pour des partis qui s’opposent.

À partir du moment où les partis politiques accepteront cette réalité indubitable que constitue la volonté d’un grand nombre de Québécois de maintenir une double appartenance politique, et dans la mesure où ils comprendront qu’un régime fédéral vise précisément à reconnaître ce droit à la complexité, à « normaliser » celle-ci, alors peut-être que le mot « fédéralisme » acquerra une connotation moins rébarbative.

Le document Québécois, notre façon d’être Canadiens récemment publié par le PLQ rappelle, preuve à l’appui, l’existence de cette réalité. Quoi qu’on puisse penser de l’ensemble du document, il faut accorder au PLQ le mérite de l’avoir prise au sérieux.

En fixant leur attention sur une « nation » dont ils parlent trop souvent comme s’il s’agissait d’une entité subjective qui s’exprimerait d’une seule voix, les partis nationalistes québécois, aussi pleins de bonnes idées soient-ils, courent le risque de se marginaliser. À l’opposé, quand Justin Trudeau ne daigne même pas prendre connaissance d’un document comme celui du PLQ qui l’informe de cette même réalité, il mine la confiance sur laquelle repose l’édifice de la fédération canadienne.

Comme le disait si bien le prince de Talleyrand : « Un gouvernement [ou un parti politique] s’expose quand il refuse obstinément et trop longtemps ce que le temps a proclamé nécessaire. » Ce message devrait être entendu des deux côtés de la rivière des Outaouais.

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