NATASHA KANAPÉ FONTAINE

Se tenir debout

Natasha Kanapé Fontaine est une poète, peintre, comédienne et militante innue. Elle lance ces jours-ci Kuei, je te salue (Écosociété), correspondance sur le racisme avec l’auteur Deni Ellis Béchard. Il y a un an, l’artiste de 25 ans a été au cœur de la controverse entourant l’appropriation culturelle du titre de l’émission Pow-wow, animée par Pierre Lapointe et Claudine Prévost à la télévision de Radio-Canada. Elle estimait que ce terme, qui désigne un rassemblement spirituel, risquait d’être vidé de son sens s’il était utilisé dans une émission de variétés commerciale. Pow-wow avait aussitôt été rebaptisée Stéréo pop.

J’avais envie de revenir avec toi sur les questions d’appropriation culturelle. Tu as écrit une lettre assez percutante au moment où l’émission Pow-wow a été annoncée il y a un an. As-tu l’impression que les choses ont progressé depuis ?

Il y a toutes sortes d’interprétations à donner à l’appropriation culturelle. J’offre la mienne, mais il y en a bien d’autres. À la base, pour moi, c’est une question de respect. Parfois, les gens se trompent, par inconscience ou ignorance de l’histoire. Mais ceux qui croient avoir raison parlent plus fort que les autres. Il n’y a pas beaucoup de place pour la nuance. On voudrait que ce soit clair et net et que ça rentre dans une seule phrase. Ce n’est pas si simple.

Déjà, l’appropriation culturelle est un concept assez flou…

Les autochtones eux-mêmes n’ont pas tous la même manière de le voir. Cela dépend des expériences, des blessures. Par exemple, je ne savais pas que le pow-wow avait été interdit pendant longtemps. Il y a eu toutes sortes d’interdictions de pratiques de rites traditionnels pendant la colonisation. Le terme a été repris par la société dominante. Nos traditions sont récupérées, recyclées et finissent par se perdre dans la masse. Les marques de vêtements américaines se sont approprié ce qui appartenait à la culture des natifs des Amériques. C’est devenu une mode mondiale. Et on ne peut rien dire ni rien faire ?

Ce qui te dérange, c’est la récupération mercantile de symboles auxquels on fait perdre leur sens ?

Ce qui me dérange le plus, c’est que ça devient des trophées de chasse pour une classe dominante. Je trouve ça dommage que les gens ne soient pas davantage conscients de ça. Ça pourrait faire partie de leurs réflexions.

Est-ce que le phénomène de l’appropriation culturelle participe, selon toi, à l’indifférence de la majorité envers les peuples autochtones ?

C’est une indifférence programmée depuis deux ou trois générations. Ça fait partie de l’inconscient collectif d’être indifférent à l’égard de certaines minorités. C’est un problème de société. Surtout quand on se retrouve sur un territoire aussi grand que l’Amérique du Nord et que partout, il y a des communautés autochtones qui s’émancipent et s’imposent dans la société. La majorité n’est pas habituée à ça ! Ça prend beaucoup de compréhension pour se détacher du racisme et de la discrimination. Il y a des jours où j’aimerais lâcher, changer de pays, ne plus lutter.

Ça me rappelle la polémique du blackface, l’appropriation culturelle. C’est une question de considération pour l’autre…

Si tu ne changes pas ta perception et que tu ne réfléchis pas à ton indifférence, tu n’arriveras à rien. On va y arriver sans toi ! Lorsque j’ai écrit ma lettre pour Pow-wow, j’ai élevé la voix parce qu’on ne peut pas toujours rester silencieux devant des gens qui se trompent et refusent de le reconnaître. Depuis l’épisode de Pow-wow, j’essaie de verbaliser le sens sacré. D’expliquer aux gens d’une manière concrète ce que le sacré représente pour moi et pour beaucoup d’entre nous. La réappropriation identitaire et la réappropriation culturelle doivent passer par un retour à la philosophie traditionnelle. Il faut se réapproprier ce dont on a été dépossédés dans les derniers siècles. Si on ne retourne pas à notre essence même, à quoi ça sert de dire qu’on est autochtones ?

Dans ta réflexion, avec le recul, est-ce que tu comprends mieux la réaction à tes propos sur Pow-wow  ? Que certains aient pu trouver qu’il y avait un excès de zèle dans ta dénonciation qui se rapprochait du politiquement correct ?

Je reconnais cet excès de zèle. C’est aussi parce que j’avais peur de ne pas être entendue. Avant de publier la lettre, je me disais qu’on dirait que c’est trop. Mais ce n’est pas grave parce que c’était ça ou ça ne passait pas du tout. Il fallait que je transperce l’indifférence. Je m’attendais à toutes ces réactions-là. Quand tu vis dans une société et que tu as constamment un regard extérieur sur elle – parce que tu n’es pas de cette société, que ce n’est pas ton héritage – et que tu es obligée de t’adapter à la société dominante, tu finis par comprendre ses mécanismes, les réactions, tout ça. Surtout quand, en te réappropriant ton identité et ta philosophie, tu sais que tu es…

À contre-courant ?

Oui, naturellement. Je me suis demandé si je me marginalisais moi-même avec mon discours, mais je ne peux faire partie d’une société qui m’a tout enlevé.

Pour toi, il y a une réconciliation avec la société dominante qui peut survenir d’une réappropriation de sa culture par les communautés autochtones ?

C’est comme dans le principe du métissage ou de l’hybridation : pour éviter l’enchevêtrement ou la domination d’une identité plus forte ou solide sur une autre, il faut que chacune se connaisse. Pour que ce soit constructif. Mais la réconciliation est un long cheminement qui ne peut venir qu’après une forme de réparation, alors qu’un processus de décolonisation de l’inconscient collectif est en marche.

Tu parlais de la crise d’Oka dans ta lettre de Pow-wow. Ça me semble avoir été un traumatisme important et déterminant dans les rapports entre les populations autochtones et la majorité au Québec…

Depuis que j’ai appris l’existence de la crise d’Oka, c’est une question qui m’obsède. En fait, je suis née après. Et on en parlait à peine dans mes livres d’histoire au secondaire. C’était à peine un encadré ou une note de bas de page. Ce n’est pas parce que je prône la violence, mais il y a quelque chose dans la crise d’Oka qui me rassure dans mon identité. Pas dans la violence, mais dans la prise de conscience. Ce sont des gens qui se sont tenus jusqu’au bout. Il faut se tenir debout.

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