Chronique

355 tueries de masse en 336 jours

Version américaine, une tuerie de masse, c’est lorsque quatre personnes au moins sont tuées dans une même attaque.

Hier, 336e jour de 2015, l’Amérique en était à sa 355e tuerie de masse, selon le Boston Globe. Depuis 2013, pas une semaine complète ne se sera écoulée sans que soit commise une tuerie de masse aux États-Unis.

Juste hier, il y en a eu deux. La plus sanglante, en Californie (14 morts en soirée, 17 blessés), a éclipsé celle qui a fait quatre morts en Géorgie. Pensez à ça : si l’attaque de Géorgie avait fait un mort de moins, elle ne serait pas considérée comme une tuerie de masse. Ce serait un détail. Ce l’est, dans les faits, à l’ombre du massacre californien.

Au moment d’écrire ces lignes (21 h 30, hier soir), on ne sait pas qui a commis le massacre de San Bernardino. La police aurait abattu deux suspects, un homme et une femme. Un troisième suspect pourrait être en fuite.

Ceux qui connaissent ces choses-là se sont étonnés : d’habitude, il n’y a qu’un seul assaillant, généralement un homme. Ça pose la question du terrorisme, ont chuchoté les experts embauchés pour tenir l’antenne, aux USA. Les terroristes agissent comme ça, des fois, on l’a vu : en petits commandos. Ceux qui commettent des meurtres de masse en solo, généralement, ne sont pas des terroristes au sens classique du terme.

Puis-je oser une question ?

Je vous préviens, c’est une question épouvantable.

So what, si c’est du terrorisme ?

Disons que des terroristes ont tué hier 14 Américains dans un centre d’accompagnement pour handicapés… En quoi ça différerait des dizaines d’Américains tués par d’autres fous ne se réclamant pas d’une idéologie particulière ? En quoi ça différerait des 10 étudiants tués sur un campus de l’Oregon, début octobre ? Des 28 morts – des enfants, en majorité – de Sandy Hook en 2012 ?

En quoi ce serait plus important, plus spécial, plus choquant ?

Je pense à ces quatre morts en Géorgie, à Savannah. Personne n’en a parlé. Une brève à CNN, une note de bas de page dans le grand almanach des massacres à l’américaine, éclipsée par le massacre des 14 Californiens. 

Imaginez, maintenant, quatre Américains tués en sol américain par un fêlé envoyé par le groupe État islamique. Imaginez la couverture mur à mur.

Tous les pays occidentaux sont obsédés par la menace terroriste et déploient des sommes considérables pour la prévenir. Aucun pays ne veut voir ses citoyens fauchés par la violence aveugle, que ce soit dans un scénario à la Paris 2015, à la Londres 2005 ou – dans sa version extrême – à la 11 septembre 2001. D’où l’obsession sécuritaire.

Les États-Unis ne font pas exception. Les États-Unis se sont lancés dans une guerre mondiale contre le terrorisme. Les États-Unis ont construit un système d’interception et d’écoute mondial pour n’intercepter rien de moins que toutes les communications de l’humanité*, afin de prévenir des attaques. Les États-Unis tuent des suspects de terrorisme par tirs de missiles de drones (et au diable les dommages « collatéraux ») partout où ils le peuvent, sans autre forme de procès. Les États-Unis ont permis ce scorbut moral qu’est la torture d’État pour arracher des infos à des suspects de terrorisme. Les États-Unis ont scrapé quantité de libertés dans le Patriot Act post-11-Septembre.

Pourquoi ?

To save American lives, pour sauver des vies américaines, selon l’expression consacrée des politiciens et des espions américains…

Et rappelez-vous : la moitié des gouverneurs d’États américains ne veulent pas voir de réfugiés syriens chez eux. Au cas où un terroriste se serait faufilé dans le lot…

Mais c’est le même pays qui accepte sans broncher, jour après jour après jour après jour après jour, que des vies américaines soient fauchées par des fêlés américains qui abattent leurs semblables pour tout et pour rien, pour un oui ou pour un non, en tenant un des 270 millions de guns en circulation dans le pays, droit constitutionnel si sacré que les dollars fédéraux ne peuvent pas financer de recherches scientifiques sur les dangers des armes à feu.

La vie en Amérique, en 2015, est sacrée s’il faut la protéger contre les terroristes.

Sinon, pas tellement.

* L’ancien chef de la NSA l’a bien dit, à propos des données qu’il ambitionnait d’intercepter : « To collect it all. »

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