Attentat de Québec

« Pardon, on n’a pas pu l’aider »

Saïd El-Amari s’est effondré en évoquant le souvenir de son ami Azzedine Soufiane, mort en héros.

Québec — Un survivant de la tuerie à la Grande Mosquée de Québec a livré un témoignage déchirant hier au palais de justice de Québec, alors qu’il a demandé pardon à la veuve du héros Azzedine Soufiane, poussant même le juge François Huot à sortir de sa réserve et à intervenir.

Saïd El-Amari a reçu deux balles et perdu huit litres de sang le soir du 29 janvier 2017. Ce titulaire d’un baccalauréat en économie d’origine marocaine, qui conduit un taxi pour nourrir ses quatre enfants, est resté un mois dans le coma.

Mais hier, au moment de témoigner dans le cadre du procès d’Alexandre Bissonnette, c’est en parlant d’un autre qu’il a été le plus ému. Le grand gaillard s’est effondré en évoquant le souvenir de son ami Azzedine Soufiane, mort en héros en tentant de désarmer le tireur.

« J’ai vu Azzedine recevoir des balles », a raconté M. El-Amari à la cour, en référence aux cinq balles tirées méthodiquement par Bissonnette sur l’épicier de 57 ans. « Azzedine, la dernière personne à qui il a parlé, c’est moi. »

Juste avant de sauter sur l’assassin, M. Soufiane a tenté d’entraîner avec lui d’autres hommes présents dans la salle de prière. Mais aucun n’a répondu à son appel.

« Il y a toujours ce remords. Est-ce qu’on aurait dû aller l’aider ? Ça me hante toujours. Est-ce qu’on n’aurait pas dû lui donner un coup de main ? »

— Saïd El-Amari

Saïd El-Amari, qui a reçu une balle à l’abdomen et une à un genou, s’est alors mis à pleurer. Il a semblé se détourner du juge un instant en faisant un mouvement de la tête vers l’assistance, comme pour montrer que ses mots lui étaient destinés.

« Je veux m’adresser à sa femme : pardon, a dit l’homme, la voix étouffée par les larmes et la tête basse. On n’a pas pu l’aider. »

Les mots du survivant ont manifestement marqué le juge François Huot. Quelques minutes plus tard, quand M. El-Amari a fini son témoignage, le magistrat a tenu à intervenir en le regardant droit dans les yeux.

« Je veux revenir sur un aspect de votre témoignage, a commencé le juge. Je comprends ce remords que vous ressentez, mais il est injustifié. Toutes les personnes dans la salle ici auraient fait ce que vous avez fait. C’est l’instinct de survie. »

« Le geste posé par M. Soufiane nous dépasse. Il est exceptionnel. C’est pourquoi on appelle ces gens-là des héros, a continué le juge. Ça ne veut pas dire qu’on a quoi que ce soit à se reprocher. Chassez cette idée de votre tête et tournez la page. »

« Merci, Monsieur le juge », a dit l’homme avant de retourner s’asseoir dans l’assistance.

Une déclaration louable

La déclaration du juge de la Cour supérieure tranche avec la réserve habituelle des magistrats. Mais selon une spécialiste de la justice réparatrice et de la victimologie, elle est tout à fait louable.

« C’est une excellente approche. Souvent, quand une victime fait une déclaration, elle se prononce sur les conséquences de la victimisation, mais il n’y a aucun retour de la part du juge ou du procureur », explique en entrevue Jo-Anne Wemmers, professeure titulaire à l’École de criminologie de l’Université de Montréal.

« Et c’est ça qui manque un peu. La victime ne sait pas si elle a été entendue. Alors le fait qu’on confirme à la victime qu’elle a été entendue la rassure, ajoute Mme Wemmers. C’est très positif pour la victime. »

Le juge a d’ailleurs confirmé hier qu’il n’allait imposer aucune limite de temps aux témoignages des survivants et des familles des victimes de l’attentat. La Couronne doit faire entendre 20 témoins dans le cadre des audiences sur la peine.

« On va prendre le temps qu’il faudra, ça ira jusqu’à vendredi s’il le faut. L’exercice auquel on se livre est nécessaire. »

— Le juge François Huot

Des rêves brisés

La journée d’hier a permis d’entendre cinq témoins : quatre survivants et une veuve. Tous ont raconté une histoire à peu près similaire : celle d’immigrés qui ont choisi de fonder une famille à Québec, qui s’y croyaient en sécurité, avant que tout bascule.

Saïd Akjour, sociologue de formation venu du Maroc en 2007, est devenu préposé aux bénéficiaires ici. Ce père d’un enfant a reçu une balle. Il s’est séparé après l’attentat, a dû vendre sa maison « à rabais ». Maintenant, il lui arrive d’avoir peur n’importe où, « dans une bibliothèque ou dans un Tim Hortons ».

On a aussi entendu le témoignage de Louiza Mohamed-Said, qui a perdu son conjoint, Abdelkrim Hassane. Elle s’est retrouvée du jour au lendemain mère seule de ses trois filles. La plus jeune a 2 ans. « Elle n’aura aucun souvenir de son papa », a expliqué la femme au tribunal.

L’attentat du 29 janvier 2017 était une attaque contre le vivre-ensemble, a dit Mme Mohamed-Said, qui a demandé au juge une peine exemplaire.

« Ma crainte est qu’un jour celui qui a noirci nos jours puisse voir sa peine allégée ou puisse être libéré. La venue de ce jour serait une seconde mort pour les victimes. »

— Louiza Mohamed-Said

Hakim Chambaz, 55 ans, était quant à lui présent dans la salle de prière le soir du drame, qui a fait six morts et cinq blessés. Il a dénoncé « un crime haineux qui n’a pas sa place dans une société paisible ».

« J’ai choisi le Québec »

Le barbier Mohammed Khabar a reçu deux balles. Il a prononcé un vif plaidoyer contre l’islamophobie au Québec. « Je suis ici par choix. J’ai choisi le Québec pour bâtir mon avenir et celui de mes enfants. Le 29 janvier, j’ai découvert une chose : il y a des gens qui pensent que je suis différent d’eux à cause de ma religion », a dit l’homme.

Saïd El-Amari aussi a pris le temps de dénoncer la montée du racisme et de l’islamophobie. Le chauffeur de taxi a expliqué que par son métier, il avait été aux « premières loges » pour voir ces changements s’opérer dans la société. « J’ai assisté à tout ça depuis des années. »

« Il y a un acharnement de quelques médias qui consiste à diaboliser l’islam et la communauté musulmane. Mais quelle société on veut ? Est-ce qu’on veut vraiment une société libre et démocratique où tout le monde peut exercer ses droits ? a demandé le survivant. C’est le temps de faire une réflexion sur la société dans laquelle on veut vivre. »

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