CHRONIQUE

La vieille dame qui s’enfuyait avec sa marchette

Un matin de janvier l’an dernier, Veronika Piela se rend compte que son argent a disparu de la banque. Son demi-million était entre les mains d’un avocat. Elle avait une « mandataire » qui se prétendait sa nièce. Un médecin l’avait diagnostiquée Alzheimer. Il ne restait plus qu’à la sortir de son appartement pour l’enfermer. Histoire d’un cauchemar éveillé…

Le matin du 15 février 2014, la police de Montréal reçoit un appel étrange. Une femme de 90 ans court avec son déambulateur, sans manteau, malgré le froid, dans une rue de Côte-des-Neiges…

La dame a l’air perdue. Elle s’appelle Veronika Piela. On la fait monter à bord du véhicule de patrouille. Elle dit qu’elle a fui sa résidence et que si on l’y retourne, elle va se suicider…

Les policiers se rendent à la résidence. Le responsable explique que la dame souffre d’alzheimer, que sa nièce a été déclarée mandataire par ordre de la cour.

Les papiers sont en ordre. Les policiers n’ont guère le choix. Ils constatent tout de même que la nièce en question, Anita Obodzinski, a été arrêtée pour introduction par effraction deux semaines plus tôt à l’ancienne résidence de la vieille dame, puis relâchée.

Les policiers sont étonnés d’apprendre qu’on interdit à Mme Piela toute communication avec l’extérieur. Interdiction formelle de téléphoner, ont dit la travailleuse sociale Alissa Kerner et la « nièce ».

Il ne faut surtout pas qu’elle prenne le téléphone, elle va sûrement appeler un prêtre ukrainien à qui elle donne tout son argent, disent ses protecteurs. La travailleuse sociale (privée) Alissa Kerner a dit à la police que le prêtre en question avait déjà reçu 800 000 $ ! Il faut la protéger contre elle-même !

UNE EXCELLENTE MÉMOIRE

Veronika Piela est née en Ukraine en 1923. Elle se retrouve dans un camp de travail en Allemagne, pendant la Seconde Guerre. Elle y rencontre l’homme qu’elle va épouser le 2 août 1945. Elle immigre au Canada en 1948. Une vie faite de mille métiers, femme de chambre, couvreur, de petits salaires, de patientes économies. Le couple, qui n’a pas d’enfants, achète un quadruplex dans le quartier Snowdon. Le mari meurt le 13 juin 1987. Mme Piela vend l’immeuble 10 ans plus tard environ 500 000 $.

Voilà en tout cas ce que cette dame de 91 ans, déclarée « alzheimer » par la Cour supérieure, m’a raconté la semaine dernière en détail, récitant fébrilement les adresses, les dates, les noms… Et de raconter en riant sa fuite en déambulateur, à moitié nue…

Mieux vaut laisser parler une sommité en gériatrie, la Dre Catherine Ferrier de l’Hôpital général, qui lui a fait passer tous les tests : « Voici une dame de 89 ans qui a une cognition normale », écrit-elle dans un rapport déposé à la cour. Elle a même une « excellente mémoire », peut prendre des décisions pour elle-même et gérer ses affaires, conclut-elle.

Comment se fait-il alors que ce matin de février, elle se soit enfuie du demi-sous-sol où elle était enfermée, au secret, « pour sa sécurité » ?

ALZHEIMER AVANCÉ

Le 19 décembre 2013, Anita Obodzinski, qui se décrit comme la nièce de Mme Piela, se présente à la Cour. Elle a en main un mandat en cas d’inaptitude signé par Mme Piela. Un rapport psychosocial signé par la travailleuse sociale Alissa Kerner. Et un rapport médical signé par la Dre Lindsay Goldsmith.

Ce genre de cause ne va pas devant un juge. Un greffier s’assure que toutes les conditions sont réunies, entend la personne à protéger et homologue le mandat s’il y a lieu.

La loi prévoit toutefois une exception : si la personne est dans un état de démence complet ou dans l’incapacité totale de témoigner, on peut s’en dispenser.

Or le rapport de la travailleuse sociale Alissa Kerner est clair : cette vieille dame est « incapable de s’exprimer car sa mémoire, sa lucidité et son jugement sont gravement altérés ». Elle la décrit comme une alcoolique et affirme que « les professionnels de la santé » ont conclu qu’elle souffre d’alzheimer. Non seulement elle risque de mettre le feu, mais elle s’apprête à dilapider son argent sur les conseils d’un prêtre ukrainien. La Dre Goldsmith, quant à elle, conclut à l’alzheimer et parle de risque d’incendies et d’intoxication à l’alcool.

Un avocat signe la requête en homologation. Il s’appelle Charles Gelber. Ça tombe bien, c’est le mari de la travailleuse sociale Alissa Kerner.

Devant des rapports aussi inquiétants, le greffier ne fait ni une ni deux : il homologue le mandat. Anita Obodzinski, la « nièce », a les pleins pouvoirs.

Quelques semaines plus tard, Mme Piela se rend à la banque. Son compte est vide.

***

L’avocat Charles Gelber, au nom de la « nièce », s’était rendu aux différentes succursales bancaires de Mme Piela. Le 13 janvier 2014, il a vidé les 283 349,14 $ d’un des comptes et les a transférés dans son compte en fiducie. Le 23 janvier, il a retiré 190 213,82 $ d’un autre compte pour le transférer aussi en fiducie, comme il en avait apparemment le droit.

Pendant ce temps, la travailleuse sociale va voir la police. Il est absolument urgent que la police sorte cette pauvre femme de son appartement, pour sa sécurité, dit-elle. La policière suggère plutôt un transport à l’hôpital, mais la travailleuse sociale ne veut rien savoir. Vite, vite ! Il faut l’emmener dans une autre résidence sécurisée…

Les policiers commencent à trouver l’affaire étrange. D’autant plus que tous les agents ayant rencontré Mme Piela la trouvent parfaitement lucide.

Comme la police ne s’en mêle pas, la « nièce » se rend à l’appartement de Mme Piela avec un taupin. Mme Piela refuse d’ouvrir. Ils forcent la porte, la rudoient, arrachent le fil du téléphone et repartent avec divers documents. La vieille dame avait tout de même réussi à appeler son ami le prêtre qui, lui, appelle la police… Aux policiers, les deux montrent le mandat… Vous comprenez, elle n’a plus toute sa tête, on est là pour sa protection, etc. Ils sont relâchés.

L’avocat Charles Gelber présente alors à la Cour une demande d’ordre de transfert de la vieille dame. La juge Chantal Masse, mise devant une prétendue urgence, accorde la requête sans même en informer Mme Piela. Elle est présumée démente !

C’est ainsi que le 12 février, en toute légalité apparente, quelques armoires à glace entrent de force chez la vieille dame, la ligotent et l’emmènent dans la résidence « sécurisée ».

Sur ordre de l’avocat Charles Gelber et de la travailleuse sociale, il est strictement interdit de la laisser téléphoner ou sortir.

Mais comme la vieille n’est pas folle, elle profite d’un moment d’inattention du personnel et, par ce très beau et glacial matin de février, s’enfuit par une porte laissée ouverte, dans un sprint qui doit établir le record du monde du 1500 mètres en déambulateur…

ENQUÊTES…

Les policiers ont donc ramené la fuyarde chez elle, ce jour de février. Mais tout ça était de plus en plus étrange. En mettant tous les rapports de police ensemble, il n’y avait qu’une conclusion possible : il fallait sortir cette dame des griffes de ses « protecteurs ».

Le 17 février, les policiers sont allés la chercher pour la conduire dans un refuge. La travailleuse sociale et la « nièce » ont paniqué et appelé la police sans relâche.

Mme Piela a fait appel à un jeune avocat, Igor Dogaru, pour rétablir ses droits et recouvrer son argent. Le Curateur public a été impliqué dans le dossier. Au bout de mois de procédures devant une demi-douzaine de juges, ce qui reste de l’argent de Mme Piela a été mis sous contrôle du Curateur public.

Alissa Kerner a été radiée provisoirement de l’Ordre des travailleurs sociaux, en raison de ses agissements dans cette affaire, le 2 septembre.

Son mari, l’avocat Gelber, fait l’objet d’une enquête au Barreau.

La Dre Goldsmith fait elle aussi l’objet d’une enquête, du Collège des médecins. Comment a-t-elle pu déclarer atteinte d’« alzheimer » cette dame qu’elle n’aurait vue qu’une fois ? C’est encore un mystère.

Une enquête pour extorsion est en cours au Service de police de la Ville de Montréal.

L’AFFAIRE TRAÎNE

Mme Piela est maintenant dans la résidence de son choix. Tout est bien qui finit bien ? Pas vraiment. « Je suis en sécurité, mais j’ai encore peur. Je n’en reviens pas ! Moi, ma mère m’a toujours dit : “Ne mens pas, ne vole pas.” »

L’avocat Dogaru n’a pas encore réussi à obtenir l’annulation du mandat. Depuis septembre dernier, la juge Hélène Langlois a le dossier en main. Mme Obodzinski se bat pour demeurer la mandataire d’une dame qu’elle n’a pas le droit de voir en ce moment et qui ne veut rien savoir d’elle.

Une expertise graphologique faite pour la police affirme qu’on a produit un faux pour obtenir ce mandat. Mme Obodzinski conteste cette expertise. L’affaire traîne…

Combien d’argent a disparu ? Difficile à dire.

L’avocat Gelber, sommé par la Cour de rendre des comptes, a dit avoir versé 20 000 $ à la nièce pour nourriture, voyage, transfert des chats… Lui-même s’était versé 12 000 $ ; son épouse, pour son travail social, environ 5000 $…

Le cabinet d’avocats Spieghel Sommer, qui a été mandaté pour combattre les requêtes de Mme Piela, a reçu 40 000 $ de la nièce, mais l’histoire ne dit pas où elle a pris l’argent. Spieghel Sommer, d’après ce qui a été dit à la Cour, réclame 69 000 $ de plus. Mme Obodzinski conteste la facture. Le cabinet est sorti du dossier.

Ah oui, j’oubliais : Anita Obodzinski n’est pas la nièce de Mme Piela. C’est la fille d’une femme que Mme Obodzinski fréquentait au bazar de l’église. Elle l’aidait à faire ses courses jusqu’à ce que Mme Piela l’accuse de lui avoir volé 200 $ et la congédie.

Six mois plus tard, elle était devenue sa « nièce » et sa protectrice…

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