Opinion Marc Séguin

Les sourires ridés

Parler de vieillesse. Difficile d’imaginer une place aux vieux quand on vit dans un monde qui célèbre, à outrance, la jeunesse et la gratification immédiate.

Toutes les époques récentes, toutes sociétés confondues, encensent la jeunesse depuis des décennies. L’émergence, la relève, la nouvelle génération. On leur donne des noms : X, Y, milléniaux. On crie au génie du premier roman, d’un premier film, un premier recueil, un premier disque… On donne d’emblée un bénéfice à ceux qui promettent. Sans égard à la durée. Elle est beaucoup là, la difficulté : durer.

J’ai roulé tant de fois des yeux, dans une file d’attente, derrière des vieillards qui prenaient leur temps, trop de temps. Ou en les dépassant sur la route. Je les imagine engorger le système de santé, déjà engorgé par ailleurs. Ils arrivent toujours avant moi au CLSC pour les « sans rendez-vous », les prises de sang et les vaccins.

Évidemment, que je me dis, ils en ont des heures libres ; on les a mis à l’écart, dans une antichambre où ils attendent patiemment, ou pas… la fin.

La belle confusion. Partout on occulte l’idée de vieillir. Les sports, les Jeux olympiques, les corps, l’image de la santé…

J’ignore comment vieillir sans être vieux. Il y a une partie, physiologique, contre laquelle on ne peut rien. J’ai vu, je vois : le ralentissement des corps. Les capacités qui déclinent. Qui s’espacent. Les dos qui se voûtent. La marche qui ralentit. La force physique et l’endurance qui diminuent. La vue qui baisse. La solitude aussi. Et les sentiments qui viennent avec l’état. Surtout les sentiments.

Des sentiments terribles de conscience. Le constat qu’ils ne font plus partie de la société active.

Pourtant.

C’est des vieux que j’ai le plus appris. Leur savoir. Ne jamais planter les concombres avant la Saint-Antoine (le 13 juin). Et attendre que la pleine lune de mai soit passée. Entailler le plus tard possible, rien n’est perdu (ils ont raison). Apprendre les tenons et mortaises, les queues d’aronde, l’embouvetage et autres techniques de charpente qui font que des maisons tiennent toujours, depuis des siècles. Je rappelle ici que le pont Victoria (1860) a été construit plus de 100 ans avant le pont Champlain !

On se vante d’avoir inventé une nouvelle agriculture (permaculture, planches permanentes…). En réalité, on applique ce qu’un vieux monsieur du rang Double fait depuis six décennies.

Comment on fait pour savoir si la saumure pour le jambon est prête ? On peut l’acheter et se fier à l’industrie qui nous la vend, ou on peut demander à un vieux.

Réponse : mets un œuf frais dans ta saumure, le jeune, pis quand l’œuf flotte, c’est prêt. Je préfère cette manière, plus poétique. J’adore les traditions. Parce qu’elles nous nomment autrement mieux que la science.

J’aime les hésitations. C’est plein d’espace. Les vieux m’ont appris à dompter le temps. Armés de souvenirs, ils sont aussi des mines de savoir. Faudrait leur demander, de temps en temps, ce qu’ils pensent de nous et de toute cette patente qu’on appelle vivre. Je suis sûr que ce n’était pas mieux « dans leur temps ». Le temps est à tout le monde. Il ne s’arrête qu’une fois.

J’ai beaucoup souri il y a quelques semaines, en lisant Le Devoir. Dans le cahier Livres, une grande photo de Marie-Claire Blais. Une photo directe, sans effet. Dans le même cahier, et parfois-souvent dans les autres quotidiens, on fait la promotion d’une jeune auteure, mise en scène pour plaire au « présent contemporain ». Je salue le choix des pupitreurs et chefs de section. Pour le courage assumé d’avoir montré une femme de 78 ans. Le décalage était violent ; la femme âgée était criante de pertinence et de vérité. Les autres, des ombres pâles. Cette métaphore va aussi pour les hommes, quoiqu’on semble célébrer l’âge des hommes avec plus de facilité.

C’est souvent par les arts qu’on mesure la profondeur des idées sociales. Les arts, en général, savent célébrer ceux qui durent.

Je crois, et c’est personnel, que le manque de volonté et de courage, face à l’idée de vieillir, vient du déni.

Le malheur de vieillir, trop souvent, c’est aussi de se rendre à ce constat en sachant ce qui nous attend. Quand serai-je vieux ? Quand serai-je socialement inutile ? L’état actuel, difficile de l’envisager autrement, semble calqué sur un principe économique : rapporter le plus possible durant les années de forces vives ET ne pas coûter trop cher quand on ne rapporte plus.

Je n’arrive pas à concevoir qu’un jour mes fonctions seront encadrées par des gestes « tranquilles ». Je crois que c’est pour ça qu’on repousse, par artifice, l’échéance.

Disons qu’en premier lieu, on souhaite de la santé à nos vieux. Tant qu’à faire. Autrement, pourquoi étirer les années ? Soit on le souhaite, soit on s’en débarrasse pour vrai, non ?

Des idées : je connais plein de vieux à la retraite qui regardent beaucoup trop la télé ou la météo. Voici ce que je ferais si j’étais ministre des p’tits vieux : un hôpital juste pour eux (autant le personnel que les patients). Je les obligerais (par une loi sévère) à faire du bénévolat dans les écoles et du gardiennage pour les enfants, ce qui aurait la double fonction de soulager un peu les parents ET de faire des ponts entre les tout jeunes et les vieux. Peut-être qu’on devrait aussi instaurer un âge minimal pour le système scolaire, du genre : personne n’a le droit d’enseigner avant 50 ans.

C’est ce qu’ils ont à dire, et témoigner, qui me fascine le plus. En principe, ils sont en avance sur plein de choses. Je souhaite qu’on leur fasse une place. Mais d’abord qu'on les écoute. Parfois ils radotent, ou oublient, mais ce qu’ils savent porte la dignité de personnes rendues plus loin que nous. Et il y a parfois intérêt à deviner l’avenir, qui se répétera jusqu’à notre tour. Jusqu’à cette biologie ; celle trop naturelle d’une fin. Telle une sentence.

J’aime beaucoup les vieilles personnes qui sourient. Elles ont une longueur d’avance.

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